Ce qui nous arrive
Que le catastrophisme panique (au sens premier) du moment nous serve de prétexte pour recommander la lecture de Feux croisés. Les Propos sur l’histoire de la survie de l’essayiste et romancière Sylwia Chrostowska forment un ouvrage magistral dont la traduction française récente, fort satisfaisante, nous facilite désormais l’accès. Quel est ce livre insolent d’érudition, étincelant d’esprit ? De l’intelligence philosophique contre toutes les idées reçues.
Sylwia Chrostowska, Feux croisés. Propos sur l’histoire de la survie. Préface d’Alexander Kluge. Trad. de l’anglais par Joël Gayraud. Klincksieck, coll. « Critique de la politique », 492 p., 19 € (publié en 2015 ; traduit en 2019)
Si les circonstances actuelles nous imposent de relire La peste de Camus ou le Décaméron de Boccace, nous tenons cependant à emporter un troisième ouvrage sur notre île déserte, afin d’éclairer plus utilement nos journées de confinement à la lueur éclatante de centaines d’éclairs de pensée. Nous voulons parler de Feux croisés de Sylwia Chrostowska, dont c’est le premier livre disponible en français. Adoubée ici d’une substantielle préface de l’écrivain et artiste Alexander Kluge, auteur d’une monumentale Chronique des sentiments, grand penseur et conteur de l’« inquiétance du temps », cette jeune auteure d’origine polonaise, canadienne d’adoption, réinvente pour ce début de XXIe siècle une écriture moraliste dans la lignée assumée d’une tradition qui relie les Essais de Montaigne aux Minima moralia d’Adorno.
Plongés dans la quiétude trompeuse de notre angoisse printanière, étrange et irréelle, nous voilà conduits, dans notre vie d’enfermement provisoire, à éprouver un peu ce que ces deux grands maîtres à penser modernes, en humanistes revenus de l’humanisme, ont connu lorsqu’ils rédigeaient leurs ouvrages. Maire de Bordeaux quand la peste envahit la ville, Montaigne refuse de s’exposer et se réfugie dans son château familial à la campagne, l’endroit même où, dans sa fameuse tour, il a coutume de dicter ses Essais. En exil aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est presque réduit à une situation de simple « contemplation » qu’Adorno écrit son célèbre recueil d’aphorismes. Le livre de Sylwia Chrostowska, dont l’avant-propos, nous dit-elle, aurait vu le jour « sur les hauteurs de São Pedro da Serra », au Brésil, nous contraint à un recul similaire vis-à-vis des vicissitudes de notre univers mondialisé, recul nécessaire à tout processus critique.
Ce n’est pas à dire, loin s’en faut, que Feux croisés nous livre clés en main de bonnes solutions toutes faites, argumentées, prêtes à l’emploi pour ainsi dire, aux problèmes et conflits de notre temps. Comme la petite marchande d’allumettes du conte d’Andersen, l’auteure de cette somme extraordinaire prétend seulement offrir des notions pour éclairer certaines questions, leçons que quiconque achète un livre est libre d’accepter et de recevoir – ou non, tant il est évident que le diagnostic ne saurait être ni plaisant, ni complaisant. Ainsi la première entrée, qui s’intitule « Éthique de la lecture », nous prévient-elle de l’inconfort d’une telle lecture, affirmant qu’« un livre sans danger n’est qu’une source de distraction qui, tout en ne cessant de vous accompagner, est désespérément inefficace comme moyen de défense contre le mal ». Si le principe d’un tel ouvrage semble bien consister à soulever les questions brûlantes en les dégageant de tout artifice jargonneux, sinon d’un bavardage superficiel, son exigence serait en tout cas d’y parvenir sans jamais risquer de perdre en netteté intellectuelle au prix d’un consensus quelconque, d’une once de popularité.
Filant la métaphore médicale, Sylwia Chrostowska ne manque pas de revendiquer d’entrée de jeu l’indépendance d’esprit nécessaire d’un écrivain qui, en tant que « patient » supposé, ne doit pas suivre les prescriptions de ses « médecins », c’est-à-dire les critiques. Et de la même façon qu’elle n’attend aucun remède, elle n’entend pas non plus en fournir : « Eh bien, voilà : c’est un livre mineur, maladif, qui ne propose ni sanatorium ni cure thermale pour traiter votre asthme, vos migraines ou votre confusion mentale. Vous ne trouverez ici ni panacée existentielle ni ordonnance pour savoir comment penser. Le mieux que je puisse offrir est un bal masqué de signes et de symptômes. J’ai travesti des nausées, des toux persistantes, une faiblesse congénitale et des infections sous forme de pensées et les ai exposées toutes ensemble dans le contexte social, et dirais-je même douillet, d’un livre. La parade de notre santé précaire. Il y en a pour tout le monde… faites votre choix… C’est à vous d’en faire un remède. »
Plutôt qu’à un traité de philosophie, nous avons affaire à une machine à déciller, qui sollicite à la fois notre curiosité et « le courage de nous servir de notre propre entendement », selon la formule consacrée de Kant. La fonction d’un tel ouvrage est donc toute pragmatique, pour peu que nous nous prêtions au jeu : celui d’aiguiser notre discernement, d’exercer notre sens critique, notre aptitude à déchiffrer les signes qui racontent l’histoire de l’humanité comme autant de présages. Et d’expliquer : « L’histoire humaine est fondamentalement l’histoire de la survie. Sa fonction est de nous raconter non ce que nous vivons ou pouvons espérer de vivre, mais ce que nous pourrions et ne devrions pas vouloir vivre, parce que nous y avons survécu. Le passé est ce qui devait être surmonté pour assurer la survie. Tout le reste, c’est le présent. »
De quoi nous rendre optimistes, sans doute, puisque nous voilà rescapés de l’histoire, soit une perspective qui ne peut qu’inspirer confiance, voire nous rasséréner face aux menaces de la crise. Ce n’est d’ailleurs nullement le ton du livre que de se payer le luxe d’un pessimisme de convention, d’une lamentation impuissante et pitoyable. Dans le même temps, n’y aurait-il pas quelque hypocrisie à se féliciter d’une continuité pareille sans noter que la survie de l’espèce paraît incompatible, à bien des égards, avec celle de la planète, tant que règnera l’idéologie du progrès ? La grande promesse du recueil réside précisément dans sa forte capacité à dialectiser les questions culturelles d’échelle globale qu’il pose ou suscite dans une optique de résistance radicale à « l’esprit de système », sans jamais les réduire à une vérité trop simple, faisant jouer à plein le paradoxe et l’ironie. Démarche à la fois synthétique, variable et corrosive, non dénuée d’humour et même d’humour noir, que le préfacier résume en revenant justement sur l’héritage adornien : « C’est cette conception adornienne de l’image dialectique qui se fait jour à travers Feux croisés. Le titre anglais, Matches, évoque aussi bien des allumettes que la rencontre sportive ou amoureuse, c’est-à-dire la lutte des idées et l’intensité de leur confrontation. Mais un tel livre n’est pas pour autant un champ de bataille livré au chaos ; les troupes restent en formation à leur poste : aphorismes, pensées, épigrammes, dialogues fictifs, apologues, courts essais, ordonnés en six parties : esthétique et littérature ; philosophie, science et technologie ; politique ; société ; histoire, éthique et religion ; culture littéraire, vocation de l’écrivain et méthode. Une ambition encyclopédique sous-tend ce projet – encyclopédie subjective, certes, et ne visant bien entendu nullement à l’exhaustivité. Il s’agit de mettre en lumière des éléments essentiels à la compréhension de notre temps, saisis dans leurs rapports à la fois contradictoires, différentiels et complémentaires. Un ensemble d’une érudition sûre, mais sans lourdeur. »
Dans le langage d’Adorno – et, partant, d’Alexander Kluge aussi –, il s’agirait enfin d’une « constellation du réel », marqué par son « infernale unité ». Pour approfondir l’aspect formel essentiel d’une entreprise aussi ambitieuse et son rapport avec la négation, contentons-nous de renvoyer au magnifique entretien que Sylwia Chrostowska et Alexander Kluge ont mené sur leur maître à penser commun dans le numéro 871 de la revue Critique qui lui était consacré, au mois de décembre dernier, pour célébrer le cinquantième anniversaire de sa mort.
Mais Adorno est-il vraiment mort ? Son œuvre ne continue-t-elle pas à semer le doute parmi nos belles certitudes ? C’est qu’il est manifestement des ouvrages phares, tels ceux d’Adorno, de Benjamin ou de Kluge, qui, pour parler comme ce dernier, savent se faire « l’avocat de la treizième fée », celle qui se voit exclue par un système limité à seulement douze couverts, histoire de prévenir à temps, avant que le royaume de la Belle au bois dormant ne se retrouve figé dans un long sommeil – autrement dit : dont la valeur est de nous aider à questionner librement notre décadence occidentale avant que notre cher quotidien soit (irrémé)diablement remis en question par des calamités meurtrières et dévastatrices. En vertu de quoi l’auteure de Feux croisés est au moins une digne héritière, tout comme la lecture de ce livre est vitale. Qu’on se le dise.