Longtemps cernée entre Maurice Blanchot et Deleuze-Guattari, la critique française de Kafka a été renouvelée par un effort d’historicisation et une volonté de re-politisation de son écriture. C’était le chemin pris par Pascale Casanova dans son grand Kafka en colère (Seuil, 2011). Aujourd’hui, Marie-José Mondzain, dans un essai au titre magnifiquement évocateur, K comme Kolonie, propose une lecture décoloniale de Dans la colonie pénitentiaire. Au même moment, est réédité un livre de Seloua Luste Boulbina, Le singe de Kafka et autres propos sur la colonie, en référence au personnage de Rapport pour une académie. Ces deux livres auraient eu tout à gagner à explorer un fragment qui montre, si besoin était, l’acuité de Kafka devant la violence européenne, et questionne le rôle d’un membre de sa famille dans le système colonial. Ces quelques lignes abandonnées éclairent avec une force lumineuse la politique de son écriture.
Marie-José Mondzain, K comme Kolonie. Kafka et la décolonisation de l’imaginaire. La Fabrique, 247 p., 14 €
Seloua Luste Boulbina, Le singe de Kafka et autres propos sur la colonie. Les Presses du réel, 224 p., 15 € (publié en 2008, réédition augmentée en 2020)
Dans la colonie pénitentiaire, nouvelle rédigée en octobre 1914, met en scène un voyageur qui observe la machine devant mettre à mort un condamné, sur une île dirigée par une administration militaire ; dans Rapport pour une académie, écrit en 1917, un singe d’Afrique raconte à un auditoire de scientifiques sa transformation forcée en homme. Ces deux textes de Kafka, bien qu’ils ne s’y résument pas, renvoient explicitement à la situation coloniale. On peut y ajouter « Chacals et arabes », lui aussi de 1917 et paru avec le deuxième texte dans la revue d’émancipation juive Der Jude.
Toujours en 1917, Kafka semble avoir commencé une histoire encore plus explicitement « coloniale ». Ce fragment est issu d’un des cahiers laissés après sa mort, le « Cahier in octavo B », dont la traduction en français figure dans l’édition des textes de Kafka par Claude David :
« Ce n’était pas une vie joyeuse que je menais au Moyen Congo, à l’époque de la construction de la voie ferrée. J’étais assis dans ma cabane, sur la véranda couverte. À la place du mur longitudinal, j’avais tendu une moustiquaire à mailles extraordinairement fines que m’avait procurée l’un de nos contremaîtres, le chef d’une tribu dont notre voie devait traverser le territoire. Un filet de chanvre à la fois si fin et si solide qu’on ne pourrait pas en fabriquer de tel en Europe. C’était ma fierté et on m’enviait beaucoup à cause de cela. Sans cette moustiquaire, il m’aurait été absolument impossible de rester paisiblement assis sur la véranda, d’allumer la lumière comme je le faisais en ce moment et de me plonger dans l’étude d’un vieux journal européen tout en tirant de puissantes bouffées de ma pipe [1]. »
Dans son édition de 2018, Jean-Pierre Lefebvre rapporte que la première phrase a été biffée sur le manuscrit, et explique avoir choisi de ne pas l’intégrer au texte [2].
En quelques lignes, extrêmement condensées, Kafka expose une situation coloniale en miniature, et de façon presque outrancière : pendant que se prépare un chemin de fer qui va traverser le pays – autrement dit, pendant que des ouvriers noirs meurent sur un chantier détruisant leur terre –, un homme blanc, à l’abri, attend que le temps passe en se reposant. Bien plus tard, l’ancien colon évoque sa moustiquaire – la plus belle du quartier –, son journal – nostalgie du pays natal –, sa pipe – petit plaisir quotidien. En ce personnage jouissant de la domination sans même s’en rendre compte, y compris après le passage du temps et la distance qu’il peut procurer, et qui en tire des avantages matériels non négligeables (être servi, se protéger de la chaleur et des moustiques, avoir des loisirs, s’informer…), il serait bien difficile d’entendre Kafka lui-même – à qui la critique a parfois attribué les représentations colonialistes de ses personnages.
La puissance suggestive de ce fragment incite en effet à voir que le personnage est piégé. Comme l’a montré Pascale Casanova, le travail de composition de Kafka consiste en effet à « miner de l’intérieur des évidences sociales, une doxa, une croyance collective », celles-ci reprenant ou constituant en elles-mêmes les formes de la domination symbolique. Kafka n’attaque pas de front le discours colonial ; il fait d’abord exploser la première des évidences littéraires, la principale doxa critique – le principe réaliste d’identification. Son attaque des convenances et des représentations traditionnelles passe d’abord par un travail narratif : par le style indirect libre, en particulier dans les romans ; et le style direct, en utilisant des « narrateurs-menteurs » sur un principe de « double entente ». C’est le cas ici. Le narrateur place immédiatement le lecteur devant un choix : son « je » est-il digne de confiance ?
Pas tout à fait. Pour le voir, il faut d’abord prendre la mesure de la charge satirique de ce fragment, qu’on aurait tort de considérer comme un texte anodin parce qu’inachevé, ou plutôt non continué. Plus qu’il ne produit un « effet de réel », il déstabilise la représentation par un étrange effet de déjà-vu. C’est qu’il a tout du pastiche d’un récit colonial. En vogue chez de nombreux explorateurs, hommes d’affaires et ethnologues, l’exposition des conditions rudes de la vie « au loin » est un lieu commun de la littérature coloniale. Le pastiche est aussi visible dans l’énumération des objets, multipliés jusqu’à saturer l’espace, détaillés avec le plus grand soin : la véranda, la moustiquaire, le journal, la pipe, autant d’attributs du parfait colon – son attirail stéréotypé, les insignes de son rang, sceptre, couronne et trône à la fois. La description engendre dès lors un effet drolatique de carte postale, et rappelle la liste d’idées reçues de Flaubert, dont Kafka était un fervent admirateur. Les récits de la lointaine Afrique, chaude, rouge, humide, inquiétante ou ténébreuse, sont remplis des idées reçues de son époque, à une échelle mondialisée. L’écrivain pragois s’intéressait particulièrement à l’ethnologie de son temps – il a par exemple lu Leo Frobenius, dont le travail a commencé au Congo, dans la région du Kasaï [3].
Mais certains indices nous révèlent que, là aussi, le texte est piégé. Par ce long développement inattendu sur une moustiquaire, Kafka joue avec notre attention. Autre chose a lieu, ou plutôt a eu lieu. Il faut regarder en dehors du cadre, du côté de la relation du narrateur avec les colonisés. Elle n’est pas absente, simplement laissée en suspens, ou plutôt à la libre estimation du lecteur, appelé à penser la situation dans son ensemble, c’est-à-dire dans ses détails. Le détail des matières de la véranda (en bois) et de la moustiquaire (en chanvre) suggère non seulement une culture matérialiste, mais surtout l’exploitation des ressources naturelles locales à des fins privées. On devine les jours de tissage nécessités par le bon plaisir colonial, et le rôle du contremaître, passé du pouvoir (c’est un ancien chef) à la soumission ou à la négociation (le narrateur peut lui avoir acheté le tissu), entre contrainte et collaboration – il est semblable, en cela, au soldat de Dans la colonie pénitentiaire surveillant le condamné à mort.
Le pouvoir d’évocation de ces quelques lignes ne va donc pas uniquement dans le sens de la satire des discours coloniaux, il appelle aussi notre regard vers les colonisés. En dépit du surplomb du narrateur, les dominés ne sont pas invisibles ; mais son surplomb les invisibilise – et l’on dirait que Kafka réfléchit ce processus. C’est la grande force de ce fragment que d’exposer l’effacement des colonisés en même temps que la dénégation concernant l’appropriation de leur monde, la captation de leurs ressources, la réduction à l’esclavage de leurs populations. Ni le contremaître ni son territoire n’ont de nom, contrairement à l’Europe, citée deux fois ; le discret usage du possessif fait des personnes et des terres des possessions privées. Un autre procédé aide à le voir : la mention au sein d’une proposition relative d’actes de violence – la violation du territoire. Cette mention faite « en passant » déchire le calme de la véranda. Calfeutré derrière une accumulation de parois (véranda, murs, moustiquaire), le narrateur fait comme si rien n’existait.
En donnant la parole à un narrateur auquel il est impossible de s’identifier, sauf en reprenant à son compte une position dominante, Kafka sape l’évidence du discours colonial. Il fait parler celui dont il remet en cause le point de vue en le moquant, et ceci d’une manière bien plus acerbe que le laisse croire ce texte dont la simplicité apparente est éloquente. Et son audace va plus loin encore : en présentant par un faux geste naturaliste une situation dont la violence historique est dite sur un ton badin et dans un cadre ordinaire, Kafka met à nu la bêtise de la domination coloniale, le dérisoire appât du gain qui en est la source, avec une acuité, et peut-être avec une colère, un sentiment de scandale présent chez peu d’écrivains de son temps – il fut le premier à établir aussi clairement une analogie entre l’oppression des Juifs d’Europe et les peuples colonisés. Mais Kafka demande au lecteur un effort : celui de se défaire de son identification au point de vue occidental, et de cesser de croire que cette identification est naturelle. Et rien n’est plus difficile, avec un narrateur qui impose, par deux fois, un « nous » dont nous ne voulons pas faire partie.
Pourtant, nous aurions pu nous identifier à ce narrateur, comme au « visiteur » de Dans la colonie pénitentiaire, s’ils s’étaient comportés en témoins d’une réalité à transmettre ou à dénoncer. Mais l’un et l’autre refusent leur rôle de témoin. Ils ne parleront pas des violences qu’ils ont vues, ils ne feront pas de déposition sur leur propre rôle. Témoins qui manquent, ces personnages sont complices par omission, voire par assistance : le « visiteur » refuse d’emmener avec lui le soldat et le condamné qui l’appellent à l’aide ; l’homme de la véranda participe à un chantier extrêmement destructeur. Et ce n’est pas un anachronisme que de voir dans le narrateur du fragment un acteur de la violence : au moment où Kafka l’écrit, les exactions commises pendant la construction du chemin de fer sont documentées et publiques depuis longtemps – par exemple à travers le « Rapport Casement », paru en 1904 dans le cadre d’un scandale diplomatique et médiatique.
Dans le chapitre qu’elle consacre à Kafka, reprenant un article de 2007 [4], Seloua Luste Boulbina observe que la question du témoignage est au cœur de Dans la colonie pénitentiaire, et que le visiteur reste « impartial ». Marie-José Mondzain remarque, quant à elle, que ce témoin « ne sort pas indemne malgré tous les efforts qu’il a pu déployer pour exprimer son désaccord de principe ». Or, ces voyageurs ne sont pas seulement des témoins hésitants, encore moins impartiaux. Ils sont des acteurs impliqués dans la violence ; à notre présent ils posent la question de la responsabilité éthique et politique, dans de multiples situations d’extra-territorialité souvent avantageuses pour ceux qui sont du bon côté de la véranda.
Il se trouve que la question du témoignage a pu se poser directement à un proche de Kafka, et que le nom « Congo » ne renvoyait pas forcément l’écrivain à une abstraction lointaine, mais qu’il s’est inscrit dans l’histoire de l’émigration au sein de sa famille. Un de ses oncles maternels, Joseph Loewy, après avoir participé à la construction du canal de Panama et avant de rejoindre celle de chemins de fer en Chine, a en effet travaillé, sur place et pendant douze ans, pour le compte de l’État indépendant du Congo, colonie privée du roi belge Léopold II suite à la partition de l’Afrique par la conférence de Berlin, en 1885. C’est un autre « oncle parti », comme celui de Karl dans Der Verschollene (Le disparu, autrefois titré L’Amérique). Si l’on souhaite historiciser un peu plus les liens entre Kafka et l’espace colonial, l’itinéraire de Joseph Loewy vaut qu’on s’y arrête. Il a été retracé par Anthony Northey, dans un livre qui analyse peu les textes de Kafka mais apporte des détails importants sur son univers familial [5].
En 1891, Kafka n’a que huit ans lorsque son oncle, parti d’Ostende, devient comptable dans la Société anonyme belge pour le commerce du Haut-Congo, qui appuie la Compagnie du chemin de fer du Congo dans la ville portuaire de Matadi. Grâce à ces sociétés privées, le système colonial exploite les ressources et avance à l’intérieur des terres africaines en utilisant la violence extrême et le travail forcé des populations. Joseph Loewy gravit rapidement les échelons au sein de la compagnie, jusqu’à devenir chef des services commerciaux – une promotion qu’Anthony Northey explique par ses relations avec le directeur, Philippe Bunau-Varilla, l’ingénieur français du canal de Panama. Après l’inauguration du chemin de fer, en 1898, il est décoré par le promoteur Albert Thys. Il quitte le Congo en 1902 pour l’Europe, la Chine et le Canada, avant de s’installer en France puis en Suisse, où il meurt en 1932. Une digression de W. G. Sebald dans Les anneaux de Saturne – qui paraphrase, au détail près, le livre de Northey – laisse imaginer la rencontre des deux Joseph, Loewy et Conrad (Loewy part d’Ostende au moment où Conrad fait le trajet inverse) [6].
Ni dans son Journal, ni dans sa correspondance, Kafka ne mentionne l’expérience coloniale de celui qu’il appelle quelquefois son « oncle de France » (Joseph Loewy s’y marie et s’y installe en 1906). On ne peut qu’imaginer – et non tenir pour une évidence, comme le fait Northey – que Joseph Loewy a visité sa famille à Prague lors des nombreuses interruptions de son séjour ; que Kafka a vu son oncle lors de ses voyages à Paris, en 1910 et 1911 ; et que, s’il ne lui a pas été directement raconté, ce passé n’était pas si lointain ou si secret pour ne pas venir à ses oreilles ou revenir à sa mémoire.
Joseph Loewy serait-il donc l’homme de la véranda ? La connaissance de cette histoire et la première phrase du fragment ont suffi à de nombreux critiques pour faire le lien. Northey voit en Joseph Loewy un simple aventurier à la vie dure, c’est-à-dire confond l’oncle et le narrateur. Après lui, Saül Friedlander rattache directement le fragment, mais aussi la nouvelle « Souvenirs du chemin de fer de Kalda » (1914), à Joseph Loewy [7]. De même, Jean-Pierre Lefebvre considère que le Moyen-Congo est « la région où un oncle de Kafka avait séjourné et travaillé ».
Rien n’est moins évident, car le jeu ouvert par l’écriture de Kafka avec la référence, ainsi que les successives dénominations coloniales des régions, ne nous aident pas à y voir clair. En 1917, le signifiant « Congo » peut renvoyer tout autant à la vaste région du bassin du fleuve de manière générique qu’aux différentes unités administratives coloniales, belges comme françaises – le « Moyen-Congo » n’étant pas, comme l’écrit Northey, un « terme rarement employé », mais une colonie française, où Joseph Loewy n’a pas mis les pieds…
Quoi qu’il en soit, l’espace géographique du fragment pourrait bien être celui de Dans la colonie pénitentiaire, dont les personnages sont explicitement décrits comme francophones. Si les fictions de Kafka se nourrissent de la situation coloniale tout en la décrivant, elles ne se limitent pas à une référence historique, ni à d’éventuelles sources, qu’elles soient documentaires, familiales, ou oniriques. Elles fonctionnent par homologies, rapprochements, confusions, dans un comparatisme nourri de connaissances et de sensibilité. Kafka s’intéressait à l’Afrique, à travers l’ethnologie et les coupures de presse ; mais son attention se dirigeait vers les lieux de la domination, c’est-à-dire partout. Plus que des aventures exotiques, Kafka a vu dans la colonisation une situation d’oppression universalisable, dont la description analytique devait être prise en charge par la littérature.
« Être une puissance coloniale, c’est se trouver partout chez soi », écrit Marie-José Mondzain dans K comme Kolonie. Il n’y avait peut-être pas mieux placé pour décrire ce phénomène qu’un homme nulle part à sa place et qui, pour cette raison même, a été – à distance, mais de près – aux côtés de ceux qui n’en ont pas.
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Œuvres complètes, tome II. Trad. de l’allemand (Autriche) par Jean-Pierre Danès, Claude David, Marthe Robert et Alexandre Vialatte. Édition de Claude David. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 471-472.
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Franz Kafka, Nouvelles et récits. Œuvres complètes I. Trad. de l’allemand par Isabelle Kalinowski, Jean-Pierre Lefebvre, Bernard Lortholary et Stéphane Pesnel. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2018, p. 640 pour le texte et p. 1 186 pour la note.
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Kafka possédait de nombreux livres d’ethnologie, selon la liste de ses livres étudiée par son biographe Klaus Wagenbach, puis par Jürgen Born dans Kafkas Bibliothek, Onomato, 2011.
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http://sens-public.org/articles/396/
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Anthony Northey, Kafka’s Relatives. Their Lives and His Writing, Yale University Press, 1991, p. 15-30.
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W.G. Sebald, Les anneaux de Saturne, trad. de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, coll. « Babel », p. 145-146.
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Saül Friedlander, Kafka, poète de la honte, trad. de l’anglais par Nicolas Weill, Seuil, 2014.