Un tour de piste en plus

Le roman de Nathalie Piégay La Petite Ceinture n’a besoin en apparence que de quelques mots pour être résumé. Au sortir de son divorce, Adrienne rencontre un homme qui lui plaît. Ils se voient régulièrement entre les draps d’un lit à chaque fois différent. Ils y échangent des baisers et l’histoire de leurs vies. Par étapes, ils tournent autour de Paris en suivant sa « Petite Ceinture », une ligne de chemin de fer désaffectée qui fait aujourd’hui partie des dernières friches industrielles de la capitale.


Nathalie Piégay, La Petite Ceinture. Éditions du Rocher, 240 p., 18 €


Il y a donc un premier cercle, celui du déplacement des amants qui choisissent pour chacune de leurs rencontres un autre lieu, jusqu’à faire le tour complet de Paris en s’éloignant le moins possible du tracé de la Petite Ceinture. Ils tournent dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, en un périple géographique et exploratoire. À travers le regard des amants, Nathalie Piégay détaille des lieux dont elle donne les caractéristiques physiques, historiques et sociales : qui a vécu là, qui occupe le quartier, à quoi ressemblent les chambres d’hôtel. Jamais elle ne nous fait la leçon ou nous étouffe de renseignements anecdotiques comme elle pourrait s’en offrir le prétexte. Quand les amants ont bouclé leur périple, le roman prend fin. C’était comme un long apprivoisement du coup de foudre initial.

Pendant un an, au fil des rendez-vous et des lettres qu’ils échangent, les amants évoquent leur existence antérieure. François raconte ses amours anciennes. Adrienne lui dit la lente dégradation du couple qu’elle formait avec son mari. Non pas tant parce qu’il la trompait, mais parce qu’il avait réussi à lui imposer une langue mensongère qui l’accusait, elle. Elle ne parvenait plus à croire aux mots, son mari les avait pervertis. Au fil de leurs rendez-vous, Adrienne retrouve peu à peu confiance en elle et dans les mots. L’amour, physique d’abord, devient pour elle une rédemption qui lui redonne l’usage du langage après son effondrement.

La force de ce roman vient de ce que, sur ce schéma simple, et sans davantage d’accrocs qu’il ne faut pour en maintenir la tension, se superpose un deuxième cercle, celui de l’expérience amoureuse. Dans les premiers chapitres, Adrienne quitte la maison qu’elle a occupée avec son mari, sa fille et son fils pour déménager dans un endroit situé en dehors du cercle de la Petite Ceinture parisienne. Elle fait le deuil d’une conjugalité frustrée, elle emménage, prend goût à la solitude. Quand elle croise François, elle pourrait rêver de reconstituer un couple, il n’en est rien. D’un commun accord, les amants restent séparés, leurs rendez-vous en sont d’autant plus intenses et sauvages. Ils se disent leur passé, leur présent, mais refusent tout modèle pour leur avenir, si ce n’est la succession de leurs rencontres en des lieux différents.

Nathalie Piegay, La petite ceinture

Le chemin de fer de la Petite Ceinture au niveau des Buttes-Chaumont (1933) © Gallica/BnF

Ceux-ci forment comme un deuxième cercle de l’écriture romanesque qui se superpose au premier. Avec Adrienne et François, nous faisons l’expérience des limites temporelles de la passion. Pas de discours qui dirait : « nous sommes le seul couple réussi de la planète ». Pas du tout, nous sommes n’importe quelle paire d’amoureux, nous sommes, parmi tant d’autres, un Paul comme les autres qui aime sa Virginie, une Juliette avec n’importe quel Roméo qui nous valent, et nous les valons tous. Lectrice et lecteur, on se persuade peu à peu que cette histoire ne peut finir par un mariage, un Pacs ou un happy end. Mais elle ne finira pas non plus par une défaite.

Au contraire, chacun des amants fait de cette rencontre un moment d’éblouissement, un tour de piste de plus dans sa vie. Pas question de déchirements, de jalousie ou de délitement existentiels, de vies une fois de plus chamboulées. Le couple n’a pas d’avenir, ou comme Adrienne le dira : « Tous les couples sont cruels. » Pas question non plus de prolonger l’expérience. Ils ont fait le tour, ils s’en souviendront comme d’une aventure extrême, une passion heureuse, même si elle a été parfois inquiète, même si, bien sûr, il peut en résulter une certaine mélancolie que nous partagerons avec ravissement.

Il y a donc dans ce texte, par sa forme, par sa langue, une proposition romanesque originale sur ce que peuvent être les relations amoureuses au XXIe siècle. Les amants n’en sont plus à chercher le compagnon idéal, un partenaire pour la vie. Pas d’absolu, pas de serments d’éternité, juste le choc intermittent de deux libertés. Après le couple du XIXe siècle européen, marqué par le mariage de raison de Charles Bovary, après celui du XXe siècle, amour fusionnel, mais pour un temps seulement, mariages multiples et pour tous, Adrienne développe une passion simple, érotique et consciente de sa finitude.

Grâce à la licence fictionnelle, à la suspension du jugement moral, Nathalie Piégay peut laisser entrevoir un mode possible des rapports amoureux à venir, l’invention romanesque en attente de s’épanouir dans le réel. N’est-ce pas la force des grandes héroïnes de la littérature que de proposer une liberté, une autonomie telle qu’on ne peut, lisant son destin, que rêver de sa perfection une fois le livre refermé ?

Nathalie Piegay, La petite ceinture

Le chemin de fer de la Petite Ceinture au niveau des Buttes-Chaumont (1933) © Gallica/BnF

Avant que son écriture ne nous offre ce genre d’utopie heureuse, Nathalie Piégay avait arpenté déjà le territoire des couples improbables. Son précédent récit racontait avec ferveur le destin de la mère de Louis Aragon qui s’était longtemps fait passer pour sa sœur aux yeux de son fils. On était là encore accroché au réel, avec ce qu’il comporte de liens qui l’attachent à la position de l’observateur, dans ce cas la romancière. Dans son premier roman, le savoir d’universitaire de Nathalie Piégay ne pouvait être que très présent, puisqu’elle avait elle-même été confrontée comme chercheuse à la vie et à l’œuvre d’Aragon. Elle y interrogeait déjà le statut de ce savoir confronté à la position de cette mère improbable dont l’histoire littéraire ne savait que faire. Nathalie Piégay avait su en faire l’héroïne d’un récit passionnant.

Dans son deuxième roman, l’auteure s’émancipe davantage encore de ce cadre érudit. Peu de citations ou de références à la culture de ses lecteurs et lectrices. Juste ce qu’il faut d’allusions à la musique, puisque Adrienne est pianiste et François violoncelliste, juste assez de notations pour montrer que leur liaison temporaire tient aussi bien à leur plaisir physique partagé qu’à la confrontation de leur être au monde. Ils s’aiment parce qu’ils sont à la fois différents et prêts à échanger leurs rôles, d’accord pour se perdre dans l’autre pour mieux s’y retrouver. Ils s’aiment en dehors de ce qui fait que d’autres couples finissent dans des débordements de cruauté. Ce n’est pas le moindre mérite de ce roman d’être à l’avant-garde d’une réalité qui, même si elle n’adviendra jamais, nous laisse le souvenir enchanté d’avoir côtoyé pour un instant des destins hors de notre portée, peut-être, mais pas en dehors d’une vie plus rêvée que la nôtre.

Parlant de La Nouvelle Héloïse et du sentiment d’irréalité des personnages qu’on peut éprouver à la lecture de ce roman de Rousseau, Jean Starobinski écrit : « Ses personnages n’ont point de modèles dans le monde extérieur. On ne peut donc leur reprocher leur invraisemblance, pas plus qu’on ne peut reprocher au roman de ne montrer que des êtres bons […] Si la lecture de La Nouvelle Héloïse doit changer les dispositions intérieures et la conduite extérieure de ses lecteurs, bref, s’il doit avoir, au-dehors, une fonction critique et formatrice, c’est par le détour de la fascination qui les aura attirés, à travers l’espace intérieur du livre jusqu’au niveau du sentiment qui l’a produit. On le voit, “l’utilité” du livre, la possibilité du changement moral, celle même d’une critique négatrice dirigée contre la société présente […] trouvent leur fondement dans l’adhésion entièrement positive donnée à l’autorité du sentiment. Pour avoir suscité l’image chimérique – mais estimée plus vraie que toute contrainte réelle – d’un univers réconcilié, Rousseau offre sa personne et son âme à l’adhésion fervente du lecteur, adhésion dont l’envers sera le refus non moins global des injustices du monde ». Ne dirait-on pas que Starobinski vient de refermer La Petite Ceinture ?

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