La difficulté d’aimer, de pouvoir dire si l’on aime ou non, est caractéristique de notre modernité émotionnelle : c’est la thèse du livre d’Eva Illouz, La fin de l’amour, dans lequel elle ne s’intéresse, non pas à la fin de l’amour dans nos sociétés capitalistes, mais plutôt à l’incertitude palpable qui entoure chaque rencontre, chaque couple. Selon elle, il est difficile de commencer une histoire qui dure, tout comme il serait quasi impossible d’en maintenir une.
Eva Illouz, La fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain. Trad. de l’anglais par Sophie Renaut. Seuil, coll. « La couleur des idées », 416 p., 22,90 €
Depuis maintenant une vingtaine d’années, Eva Illouz s’efforce de détricoter les fils qui entremêlent l’amour romantique et le capitalisme. Sa thèse, publiée en 1997, non traduite en français, Consuming the Romantic Utopia : Love and the Cultural Contradictions of Capitalism, a été suivie par Les sentiments du capitalisme en 2006, et Pourquoi l’amour fait mal en 2012. Comme l’indique le sous-titre de ce nouveau livre, Enquête sur un désarroi contemporain, son sujet est l’incertitude affective provoquée par l’idéal de liberté sexuelle et émotionnelle. Nous ne savons plus si celui ou celle que l’on vient de rencontrer nous plait vraiment, on ne sait pas ce qu’il ou elle pense. La structure sociologique de la cour amoureuse, qui facilitait la prise de décision affective, s’est diluée dans la psychologie, dans l’évanescence des émotions.
Pour le dire autrement, la certitude émotionnelle s’évanouit dans le vague des sentiments, l’amour à lui seul n’est pas en mesure de créer un cadre normatif. Nous voulions être libre de choisir notre partenaire, nous le sommes. C’est maintenant le champ des possibles et la sexualisation de nos modes de vie qui nous assomment. À noter que la narrativité des histoires amoureuses est elle aussi chamboulée, le sexe devenant le préambule aux possibles histoires sentimentales, sans oublier qu’il est en également souvent la fin. La sociologue israélienne ne s’intéresse qu’aux couples hétérosexuels, dans la mesure où les normes de genre y sont cristallisées.
Dans son introduction, Eva Illouz annonce une sociologie du choix négatif, une étude des non-relations. Elle y expose l’idée d’une négativité propre aux relations amoureuses modernes. Une sociabilité négative qu’elle définit comme « l’expression des idéologies contemporaines de la liberté, des technologies du choix et du capitalisme de consommation avancé ». Mais, à trop vouloir jouer le jeu de l’inversion théorique et conceptuelle, elle perd de vue la substance inédite des relations amoureuses contemporaines, qui est plus qu’une simple négation. Néanmoins, l’intérêt du livre réside dans les analyses, parfois provocantes, parfois brillantes, qu’elle propose des conséquences affectives de la liberté sexuelle et émotionnelle, ainsi que du capitalisme visuel qui dévalorise les femmes.
Commençons par la conception libertarienne du soi. Celle-ci a pour conséquence le fait que chaque personne puisse jouir librement de ses sentiments et de son corps. Or, le désir libéré des contraintes normatives et des structures rituelles obstrue le choix affectif ! En effet, la normalisation du plaisir autocentré crée un vide normatif. Les cadres sociologiques assurant le bon déroulement des rencontres amoureuses et des mariages se sont transformés en incertitudes psychologiques. Et c’est ici que la sociologue entre en jeu, pour répondre à « la nécessité d’une analyse non psychologique de la vie intérieure ». Cependant, l’auteure le précise, il n’est pas question de justifier les nombreux défauts du système passé, dont elle retrace rapidement l’histoire, mais au contraire de rendre intelligibles les conséquences négatives de cette recherche à tout prix de la liberté.
Afin de comprendre la structure amoureuse du non-amour, elle prolonge la notion durkheimienne d’anomie pour qualifier l’instabilité des liens sociaux contemporains, en partie provoquée par leur abondance. Instabilité qui se transforme en incertitude quand elle s’immisce dans la vie affective. Ajoutons à cela l’idéologie du choix individuel, les principes de compétition et d’accumulation, et on obtient le choix amoureux d’aujourd’hui, résultat de l’institutionnalisation de l’autonomie, par laquelle on exerce sa subjectivité.
Le corps est devenu une unité hédoniste ; la sexualité, la pratique de la liberté. Cet idéal, Eva Illouz l’étudie à travers la pratique du sexe sans lendemain (casual sex), qui peut alors s’interpréter comme une revendication politique et morale, une manière d’exprimer notre liberté individuelle, à travers des rencontres éphémères facilitées par les applications. La sociologue attribue plusieurs conséquences à la normalisation, voire la valorisation, de ces pratiques : le partenaire est dé-singularisé, voire presque anonymisé (« Je sais même pas comment elle s’appelait »), le corps devient une pure matérialité. Les individus visent l’accumulation, jusqu’à parvenir à une forme abstraite que Simmel étudia à propos de la monnaie. Les individus sont alors interchangeables comme une pièce : la monnaie d’échange se convertit en plaisir orgasmique. Une transaction réussie est celle qui ne suscite aucune attente chez l’autre partenaire. Se réclamant dans cette partie d’une approche interactionniste, le livre interroge avec Erving Goffman la notion d’embarras ou de fausse note dans ce type de relation. La définition de la situation étant incertaine, « garder la face » y semble primordial.
Néanmoins, femmes et hommes ne sont pas des clients égaux dans ce type de transactions. « L’aventure d’un soir » est conçue pour l’orgasme masculin et n’encourage pas la réciprocité. De plus, l’idéal de détachement inhérent à une telle pratique convoque l’idée d’un pouvoir ancré dans le masculin. L’auteur révèle la dimension féministe à l’origine d’une telle pratique. Les femmes pouvant dès lors mieux se consacrer à leur carrière, elles évitent toute domination masculine au sein du couple hétérosexuel classique. Néanmoins, des études prouvent que le casual sex diminue l’estime de soi des femmes largement plus que celle des hommes, qui n’auraient pas de « regrets sexuels ». On aboutit alors à une sexualisation généralisée où le corps devient la principale source de connaissance interpersonnelle.
L’autre aspect majeur de la démonstration d’Eva Illouz réside dans son analyse du capitalisme scopique, à l’origine de la dévaluation des femmes, transformées en marchandises. Trois processus aboutissent à l’incertitude ontologique des individus : la valorisation, l’évaluation et la dévaluation. La valorisation est celle du corps, devenu une surface incrustée de signes sexuels. Le look devient un auto-investissement dans le marché économique et sexuel. Et, comme dans tout marché, il y a des producteurs de valeurs et des consommateurs : les femmes et les hommes. L’acte percepteur de la reconnaissance est modifié par l’évaluation. L’évaluation visuelle propre aux nouvelles rencontres a pour particularité d’être rapide, unilatérale et binaire. Tinder formalise parfaitement ces tendances : on swipe à droite ou à gauche, puis on re-swipe à droite ou à gauche. L’évaluation quasi instantanée privilégie les variables conventionnelles d’attractivité, et se rapproche des canons de beauté. En découle un processus de benchmarking qui suppose encore une norme implicite et oriente l’utilisateur vers le match, ou non.
La rencontre elle-même devient un entretien d’évaluation. Les acteurs évaluent leur compatibilité. Les potentiels amoureux sont avant tout des consommateurs, par le simple fait de se proposer un cinéma, un restaurant ou de boire un verre. Mais essentiellement parce que les goûts, les activités culturelles, les vêtements, autrement dit les pratiques de consommation, n’ont jamais eu autant d’importance dans nos choix amoureux. En d’autres mots, le corps, la personnalité et les goûts sont l’objet d’une évaluation constante.
Qui dit évaluation en situation d’abondance dit souvent dévaluation, et plus particulièrement objectivation quand il s’agit d’hommes évaluant des femmes. Classer provoque un sentiment de pouvoir, d’autant plus quand on contrôle l’appareil idéologico-visuel-économique qui définit les normes de la beauté…
Pour finir, revenons à la notion de liberté. La liberté de commencer une relation, précise Eva Illouz, implique en contrepartie la liberté de s’en défaire. Cette défection toujours possible modifie assurément nos relations, et n’engage que très rarement des pénalités. Recevoir des explications devient alors un luxe. L’estime de soi dégringole. Mais n’y a-t-il qu’Eva Illouz pour décrire nos amours ?