De temps à autre, il vous arrive un bonheur inattendu : celui de lire un livre entièrement satisfaisant, entièrement gratifiant, auquel on adhère aussitôt avec la certitude de sa qualité. La fin de Bartleby de Thierry Bouchard entre dans cette catégorie d’objets rares. Un homme raconte la vie de lecteur de son ami, écrivain portant le nom du personnage de Melville, à l’approche de sa disparition.
Thierry Bouchard, La fin de Bartleby. Fario, 147 p., 16 €
Ce n’est pas un poème, encore que son écriture, tout à fait singulière avec ses propositions principales, ou ses mots de statut différent (adjectifs, verbes) qui donnent sens à la phrase, rejetés à la fin de celle-ci, relève autant et parfois plus de la poésie que de la prose. Ce n’est pas un conte moral, et pourtant le personnage dont le texte évoque la fin, créature de fiction extraite d’une œuvre de fiction, la nouvelle Bartleby d’Herman Melville (1856), par l’exemplarité de son destin choisi, semble porteur d’un idéal de vie – lire, écrire – d’une haute exigence. Ce n’est pas non plus, ou pas tout à fait, une sorte de profession de foi déguisée du narrateur, en quête d’une définition de l’art littéraire, qui trouverait auprès de son ami mourant, un écrivain célèbre du nom de Bartleby, de solides raisons de se conforter dans ses propres convictions de réfractaire.
Réfractaire en effet, le « copiste » de Melville l’est à tout engagement qui l’obligerait à sortir de sa « zone de confort », à la fois minuscule (ses besoins, ses appétits, ses ambitions sociales sont basiques) et défendue avec une force inébranlable grâce à ce mantra : « I would prefer not to », si malaisé à traduire (« Je préfèrerais ne pas » signifiant une énergique fin de non-recevoir ou, en plus atténué, « J’aimerais mieux pas », qui laisse ouverte la porte à des accommodements.
Réfractaire, le narrateur de Thierry Bouchard ne se soucie pas de l’être en toute circonstance, ou face à toute tentation – ce qui est le cas du Bartleby de Melville, marqué, malgré qu’il en ait peut-être, par un fond d’ascétisme protestant –, ou du moins, s’il s’en soucie, son récit n’en porte aucune trace.
La question de la littérature retient ce Bartleby tout entier, ce qu’il refuse, et l’absence de brutalité du ton qu’il emploie ne fait que renforcer le mur de ce refus. C’est ce qui se donne aujourd’hui pour une vie d’écrivain, alors qu’elle accepte toutes les contraintes extérieures s’imposant à qui veut parvenir à la notoriété ; ce qui se donne aujourd’hui pour une œuvre, alors que la plupart des livres, directement en prise avec l’air du temps, l’anecdote documentaire, les problèmes de société, s’interdisent absolument cette recherche toujours inachevée de l’émotion personnelle et des moyens de l’exprimer « dans les anneaux nécessaires d’un beau style », comme dit Proust, anneaux qui n’ont rien à voir avec les modes du moment.
Allant plus loin, le narrateur de Thierry Bouchard fait sienne la formule de Gracq « en lisant en écrivant » et privilégie, pour chacune de ces activités rigoureusement enchâssées, l’indispensable retrait du coin du feu, de la bibliothèque, de la table de travail, de la solitude, toutes attitudes mentales et postures physiques inséparables d’un choix obstiné de l’autarcie qui ne peut que bannir la morne convivialité dont le monde connecté a fait son totem tout en gloussant Google Google.
Quand le Bartleby de Bouchard, non celui de Melville, exemplaire mais qui vivait (sur le papier) il y a près de deux siècles, voit venir sa fin, il songe à entreprendre la recension de sa bibliothèque idéale, à la manière du Faustroll de Jarry, et dresse une liste de 99 titres indispensables à sa respiration intime. C’est cette liste, faite uniquement de quasi-contemporains (mais les classiques sont ajoutés en note), qui clôt l’histoire du héros de la double fiction, celle de 1856 ressuscitée en 2020. Elle ne comporte que bien peu d’écrivains vivants et parmi eux encore moins de français, ce qui témoigne peut-être d’un certain recul à l’égard de la production actuelle, mais il peut s’agir aussi de déontologie.
Cette liste, naturellement, est très personnelle mais surtout très éclectique et c’est ce que nous attendions d’un texte qui doit être lu comme un éloge de la liberté de penser et d’écrire. Je m’en voudrais d’avoir donné à croire que c’est un travail austère, une approche théorique de ce que la littérature doit essayer d’être si elle ne veut pas trahir sa vocation d’objet d’art dispensant la plus pure – parce que la moins ligotée à des dogmes, à des figures obligées – de toutes les jubilations. La critique simplifie, durcit, ossifie ce qui est le plaisir de la lecture et par là trop souvent le fait disparaître.
La fin de Bartleby est tout en notions maniées avec délicatesse, tout en notations familières, en rapides crayons de paysages ou d’intérieurs où se reconnaît l’admiration de l’auteur pour la justesse de trait de Léon-Paul Fargue, un des poètes de la liste. Rien de froid mais rien de facile non plus. Ce n’est pas parce qu’on se sent d’accord à 100 % avec la pensée esthétique d’un artiste qu’il est interdit de dire aussi : bon sang ! c’est de la belle ouvrage !