Les mains d’œuvre

le travail de la viande (sans majuscule) est le premier livre de Liliane Giraudon depuis la mort de son éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, qui l’a publiée à partir de Je marche ou je m’endors (1982). Ce recueil est composé d’une réécriture d’un conte des Grimm, d’une autre de l’Orestie, de « papiers collés », d’adresses à Pierre Reverdy et à Vsevolod Meyerhold, d’un montage à partir de textes d’Hélène Bessette, et d’une réflexion sur « l’activité du poème ». Avec, pour « fil rouge », les mains, qui commettent des crimes, composent des textes.


Liliane Giraudon, le travail de la viande. P.O.L, 160 p., 16 €


Chaque partie, peut-être chaque phrase de ce livre d’une grande cohérence thématique et stylistique, est composée à partir de ce que Liliane Giraudon appelle des « prélèvements ». Cette technique de montage rappelle une phrase citée de Meyerhold, à propos des « stockages minutieusement médités » nécessaires pour produire la moindre ligne. L’activité de la « voleuse de talent » se veut opération de pillage dans les textes, assumée, réfléchie avec humour. Elle prélève aussi des mots dans la réalité sociale (en particulier à Marseille, sa ville), dans l’actualité (les violences policières). Ces gestes font œuvre de récupération. Ils accommodent les restes, comme en ferraille, en cuisine. Pour penser en même temps ce qui a lieu dans l’écriture, ils supposent une lente fréquentation des œuvres, la conscience forte de leur histoire, reliées à l’écoute attentive du dehors.

Une telle démarche suggère aussi un refus des académismes souvent dissimulés derrière la « nouveauté ». Il est sensible dans la charge amusée de Liliane Giraudon contre les critiques, l’université, mais aussi les « poètes / enquêteurs sociaux / rêvant d’étreinte / avec le grand capital (et + si affinités) ». Un sens comique identique, provocateur, est sensible dans son jeu sur le verbe « démonter », qui met en parallèle la violence des hommes sur les femmes et son propre travail de « démontage » des horlogeries textuelles, des histoires, des flux de conscience (« mon amour à moi / c’est le langage »).

Liliane Giraudon n’y va pas de main morte, donc. Elle n’a pas non plus froid aux yeux. En dépit de la métaphore usitée de la chair des mots (qu’elle se passe d’employer, bien heureusement !), le premier « travail de la viande » n’est pas l’écriture, mais le meurtre ; il n’a pas lieu au calme, mais dans la violence politique et sociale du monde ; il n’a pas lieu dans la tête, mais sur les corps. La « vieille histoire de la souffrance », « les césures dans l’histoire, autant de meurtres en direct », Liliane Giraudon les regarde en face, sans complaisance, tout en faisant un détour par les Grimm racontant la torture et la mise à mort d’une jeune fille vendue par son père au diable. Le vieux fonds du conte renoue avec « le même degré dans la criminalité », évoqué plus loin : « plus ça change plus c’est la même chose […] c’est toujours la même question qui se pose / peu importe le nouveau statut / de l’action criminelle ».

Liliane Giraudon, le travail de la viande.

Liliane Giraudon © Marc Antoine Serra/P.O.L

De même que le « travail de la viande » n’est pas d’abord celui du poème, s’il y a un vrai « pillage », c’est celui qui accompagne le meurtre. Dans son texte adressé à Pierre Reverdy,  qu’elle a beaucoup lu, Liliane Giraudon rappelle l’implication de son amie Coco Chanel dans la collaboration avec l’Allemagne nazie, relevant avec une sèche ironie le titre du texte qu’il lui a dédicacé en 1949, alors que Coco Chanel se cachait en Suisse : Main d’œuvre. C’est ne pas oublier que, pendant que l’œuvre se composait dans l’abbaye de Solesmes, travaillait une autre main-d’œuvre, enfermée, contrainte, épuisée, dans les camps, les usines, et que tous les complices l’y avaient emmenée.

Liliane Giraudon retient la destruction « des sujets / parce qu’on les a traités / comme des choses ». Contre le « déni de crime » relié au « déni de révolution » à travers la figure de Meyerhold assassiné par la police de Staline, elle relève et prend dans sa main toutes les mains coupées. Ce sont souvent des mains de femmes : celles de La jeune fille sans mains des frères Grimm, coupées comme l’hymen d’une autre jeune fille dans l’Orestie revisitée ; les mains des couturières de Coco Chanel qui ferma leurs ateliers après leur grève ; les mains de l’épouse de Reverdy cousant ses recueils « à la main »… On coupe et on soigne, on tue et on joue, aux « jeux d’osselets » et aux « marionnettes » comme Meyerhold, on efface et on inscrit… on fait tout et son contraire avec les mains, motif par définition réversible, qui oblige à penser les antagonismes.

Face à ces « mares de sang », peut-être pourrait-on « ne pas sortir du lit », « cesser de prélever monter / lettres et mots des phrases / qui n’en sont pas » ? Pourquoi se lever, poursuivre ce second « travail de la viande », celui des « écrivains du couteau » (Velimir Khlebnikov dans une lettre) ? La réponse a quelque chose à voir avec notre liaison aux temps qui nous ont précédés. Liliane Giraudon observe un « changement de temps / qui n’a rien à voir / avec la grammaire ». Mais lequel, parmi tous ceux auxquels le moment présent nous convoque ? Passe un « Oreste pesticide ». Liliane Giraudon, qui pourtant intitule son livre le travail de la viande en plein mouvement vegan, renouerait-elle avec une sorte de vulgate écologiste ?

La nature n’est pas qu’affaire de présent : elle nous relie aussi aux morts. Les arbres, plus longèves que les humains, en ont vu passer, beaucoup. Ils nourrissent nos ancêtres : « on coupe les arbres plus personne / n’alimente les morts ». Dès lors, pour les nourrir, et parce que les nourrir c’est nous nourrir, reste le travail de la mémoire – viande plus subtile… La mémoire n’est pas tournée vers le passé : « se souvenir c’est changer l’autrefois en maintenant », c’est « changer le présent », même si « légender n’est pas incarner ». Liliane Giraudon soulève cette force, une autre sorte de « connexion ».

Et la mémoire n’est pas, non plus, forcément une activité cérébrale. Elle a ses gestes, un artisanat, un savoir-faire. Elle s’entretient. Un des deux exergues du travail de la viande est « prélevé » à Harun Farocki : « Les paveurs au travail lancent haut un pavé puis l’attrapent, chaque pierre est différente mais ils comprennent au vol où elle doit se poser ». L’écriture de Liliane Giraudon, si elle trouve de nombreuses accointances avec l’activité des bouchers, des couturières, pratique aussi l’art des paveurs, qui construisent des chemins.

Tous les articles du n° 104 d’En attendant Nadeau