Ce qui nous arrive
Une des réactions les plus consensuelles face au confinement a été, de la part de nombreux intellectuels, de déclarer une urgence à penser l’événement qui a pu faire consensus. Sans remettre en question cette urgence, elle paraît cependant interroger la nature même du travail de la pensée. À partir de la pensée des guerres de Religion dans les Essais de Montaigne, d’autres rapports intellectuels à l’événement pourraient être envisagés à côté de cette perspective réactive et immédiate.
Montaigne, Essais. Nouvelle édition de l’exemplaire de Bordeaux par Emmanuel Naya, Delphine Reguig-Naya et Alexandre Tarrête. Gallimard, coll. « Folio Classique », 3 vol., 720 p., 832 p., et 672 p., 8,50 €, 9,10 € et 8 € (édition publiée en 2009)
L’urgence de penser ce qui arrive a marqué les premières prises de parole face à la pandémie et aux mesures qu’elle a occasionnées. Après plusieurs semaines de confinement en France, d’autres temporalités commencent à émerger, constituant un défi paradoxal : l’inédit absolu de cet événement de longue durée en fait un événement « total » au sens des « total institutions » d’Erving Goffman, caractérisées par leur fermeture au monde et la limitation des rapports sociaux ; il oblige et incite à penser, mais au moyen de certaines catégories frappées de péremption face à cette situation. Ce qui se joue, au point de vue intellectuel, n’est pas seulement la formulation nécessaire d’une pensée ad hoc, mais la question d’un certain rapport de la pensée et de son temps face à l’événement et son rythme. Cet enjeu permet de relire d’un œil neuf Montaigne, qui fit également face, avec les guerres de Religion, à un événement totalisant et de long terme, et inventa de nouvelles formes et de nouveaux contenus à la pensée moderne – avec toutes les réserves qu’on mettra dans cette comparaison problématique.
Le maire de Bordeaux fut un responsable politique en prise avec les guerres, notamment dans sa Guyenne tiraillée entre catholiques et protestants, partisans des Valois et de Navarre : personnage public, fin connaisseur de la situation militaire et politique, valorisant la guerre comme sujet le plus estimable pour les « bons historiens », Montaigne avait toutes les raisons de faire office de témoin privilégié des troubles dont il fut le contemporain. Pourtant, les Essais choisissent consciencieusement d’adopter un autre rapport aux événements de la période, à travers une forme bâtarde d’abstinence. Montaigne évoque parfois les guerres, soit en subvertissant les effets d’annonce des titres de chapitre (« De la bataille de Dreux », I, 45, qui traite en réalité plus des batailles antiques et de la prudence), soit dans les interstices d’essais consacrés à l’exercitation, la gloire ou l’expérience.
Ainsi donc, Montaigne ne commente pas l’événement majeur de son temps. Les débats savants actuels peuvent nuancer ce constat. Jean Balsamo rappelle que les Essais ne sont pas des mémoires, et que les éditions successives de l’ouvrage voient s’ajouter des références plus explicites aux guerres de Religion (« le bien public requiert qu’on trahisse et qu’on mente et qu’on massacre », ajouté en 1588) [1]. Qu’elles soient présentes « en filigrane » ou plus substantiellement dans les Essais, les guerres n’en constituent ni la matière, ni l’objet, ni le sujet. Toutefois, on les y retrouve régulièrement, si ce n’est fréquemment : cette présence diffuse témoigne d’un premier rapport intellectuel à l’événement, dont l’écrasante dimension dépasse entièrement les possibilités de pensée de l’auteur. L’événement s’impose dans le livre, dans la pensée, malgré certaines velléités de Montaigne de traiter explicitement d’autre chose. Arrière-plan de son présent et de son passé proche, fonds commun pour ses lecteurs et lui-même qui en partagent l’expérience, les guerres de Religion ne peuvent être tues par un auteur constitué par elles, à travers elles.
Lorsque Montaigne affirme une éthique personnelle fondée sur le refus de vivre dans l’inquiétude et sur la volonté de vivre libre face au risque et à la Providence, il évoque l’absence de fortification de son manoir aquitain, d’autant plus paradoxale en temps de guerre (II, 15, « Que notre désir s’accroît par la malaisance »). Lorsqu’il traite de la liberté de conscience (II, 19), il conclut sur l’édit de Beaulieu de 1576, par lequel les protestants obtiennent des libertés inédites depuis la Saint-Barthélemy. Quand il critique la vaine gloire des capitaines, c’est entre autres pour en appeler aux faits d’armes anonymes dont les batailles de son temps sont remplies (II, 17).
D’une certaine manière, lire Montaigne permet de constater la vanité de l’urgence à penser l’événement dont l’évidence fait si peu débat ; comme si on pouvait ne pas penser, ne pas être pensé par un événement en nous si invasif. Comme si proclamer cette urgence à penser faisait pendant aux discours politiques martiaux face au virus, cherchant à donner une impression de contrôle là où l’inconnu, l’imprévisible et l’impensable pourraient appeler d’autres ressorts de l’action, fût-elle intellectuelle. « État de guerre » ou « état d’urgence » peuvent aussi être des abdications.
Pourtant, Montaigne pense l’événement malgré lui, mais aussi volontairement. La fameuse suspension sceptique du jugement à l’œuvre dans les Essais n’est pas un retrait du monde. Dans le rapport qu’elle induit de la pensée à l’événement des guerres de Religion, elle autorise justement une échappatoire à toute urgence de l’activité réflexive et littéraire. L’essai sur l’exercitation (II, 6), matrice du célèbre chapitre sur l’expérience du livre III, propose à ce titre un enseignement profond sur ce qu’offre une pensée de l’événement déliée de toute urgence. Montaigne y raconte pour commencer une fameuse chute de cheval qu’il subit en raison des « troubles » liés aux guerres de Religion, et la convalescence qui s’ensuivit, dont il fait la matière de son enquête. « Ce conte d’un événement si léger, est assez vain, n’était l’instruction que j’en ai tirée pour moi : car à la vérité pour s’apprivoiser à la mort, je trouve qu’il n’y a que de s’en avoisiner. »
L’expérience vécue des guerres fournit ainsi la matière « légère » au cœur des Essais, la pensée du sujet écrivant et écrit, qui est soi-même « la matière de [s]on livre ». Le chapitre se conclut sur l’affirmation d’une conscience et d’un corps privé rompant avec les stimuli ordinaires de l’action politique et guerrière, pour mettre en œuvre une éthique personnelle et intellectuelle du sujet. L’événement collectif – les guerres de Religion – vécu intimement par l’auteur se trouve mobilisé dans une entreprise intellectuelle autre, qui peut in fine se lire comme l’invention d’une nouvelle subjectivité.
Montaigne fait valoir une singularité forte par rapport à ses contemporains, dont la plupart défendent une pensée politique réactive à l’événement des guerres de Religion : Jean Bodin produit au même moment une théorie politique renouvelée dans Les six livres de la République (1576), les monarchomaques poursuivent leur entreprise de critique de la souveraineté monarchique en lien avec les divisions confessionnelles, le pouvoir royal entame le long chemin de la théorisation absolutiste ; tout cela dans un mouvement qu’Olivier Christin a qualifié d’autonomisation de la raison politique, qui ne fut pas qu’affaire livresque [2]. Montaigne invente autre chose, qui a trait à la liberté du sujet et de l’individu, comme le lui permet sa position de suspens par rapport à l’événement dont il fut le contemporain, avant d’en être aussi le témoin. Pour le dire autrement, Montaigne participe à l’invention d’un des outils intellectuels et politiques les plus radicaux, sur le long terme de l’histoire moderne occidentale, pour s’opposer aux pratiques et théories politiques justement mises en œuvre à partir des guerres de Religion.
Bien sûr, cette proposition ne saurait se résumer à une relation suspendue à l’événement, d’autant qu’elle reste à démontrer. Mais les Essais invitent aussi à considérer que, si urgence de penser il y a, elle ne peut se barricader dans la frénésie d’un temps qu’imposeraient les événements majeurs. Le recours humaniste de Montaigne aux citations antiques prouve assez que la vie intellectuelle possède d’innombrables outils pour inscrire une pensée dans son temps aussi bien que dans une histoire longue, mais qu’il importe peut-être de dégager les conditions de possibilité de ce présent. Dans l’éthique intellectuelle dessinée par les Essais, gît la vigilance consistant à ne pas décréter a priori une temporalité de la pensée qui ne soit que pure réaction à l’événement, à conserver l’affirmation libre d’un temps du travail intellectuel qui a toujours pour mission de penser ce qui arrive dans un rythme qu’il définit de façon autonome. Être soi-même la matière de son livre, en somme.
Cette éthique extrapolée plus que restituée de Montaigne paraît amère, elle semble imposer un aveu d’impuissance. Proclamer l’urgence vise aussi à conjurer cet aveu et cette parenthèse où l’essentiel ne peut être pensé – Montaigne se refusait à faire œuvre d’historien, considérant que le bon historien ne pouvait être que celui qui possédait une vision panoptique des événements, et non un témoin borné par ses connaissances incomplètes. D’une certaine manière, le confinement souhaite faire de chacun.e d’entre nous un Bartleby qui « préfère ne pas » sortir dans la rue, voir ses proches, assouvir ses désirs; qui refuse ou accepte d’aller travailler, poursuit ou non ses engagements. Le confiné idéal est celui qui de lui-même préfère ne pas, sans obliger le législateur à des lois trop contraignantes et à une répression trop ferme. Suspension étrangement imposée du désir et de l’agir qui se télescope brutalement avec la suspension du jugement évoquée chez Montaigne : si l’une agite l’effroi d’un monde caractérisé par une liberté elle aussi suspendue, l’autre paraît un ressort fécond pour penser et agir avec et contre l’événement, dans l’espoir d’y trouver, non pas une urgence, mais les idées à inventer pour vivre dans un monde que l’on découvre inconnu.
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Jean Balsamo, « Des ”Essais” pour comprendre les guerres civiles », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 2010.
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Olivier Christin, La paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au XVIe siècle, Seuil, 1997.