Ce qui nous arrive
Parvenu au grand âge, Chateaubriand se lance à la poursuite de Rancé, qui a fondé un haut lieu de confinement, La Trappe. La Vie de Rancé n’est pas minuscule, deux grands lecteurs parmi tant d’autres, Roland Barthes et Julien Gracq, ont reconnu qu’au-delà d’outre-tombe Chateaubriand avait par ce récit ouvert un horizon d’écriture.
François-René de Chateaubriand, Vie de Rancé (paru en 1844)
Chateaubriand répondait à une sollicitation pressante de son confesseur, l’abbé Seguin, mort en 1843. L’auteur du Génie du christianisme était l’obligé du saint homme qui avait traversé les Lumières, échappé à la Révolution, recueilli et pardonné les péchés du séducteur. On devine que la vieillesse « voyageuse de nuit » sera à l’ordre du jour.
La réforme des cisterciens opérée par Rancé est un rappel à l’ordre. Il estime que la fondation de Bernard, cinq siècles plus tôt, se trouve atteinte par le relâchement. S’activant entre le pape Alexandre VII et Louis le Grand, Rancé obtient le droit de remettre trois tours à l’écrou dans une clairière de la forêt de Soligny. Versailles, Rome et Soligny : l’abbé s’agite dans ce triangle pour construire à son sommet du Perche son laboratoire d’épreuves avant un viatique impatiemment attendu.
La Vie de Rancé est une œuvre courte et composite. Chateaubriand procède, ouvertement ou non, par le remploi de textes antérieurs : récits édifiants de la vie de Rancé, témoignages de la vie sociale et culturelle de la Fronde et des années qui suivent. Il sollicite aussi ses souvenirs et des épisodes des Mémoires d’outre-tombe. François-René, perclus de rhumatismes, est confiné à Paris, dans sa chambre-scriptorium au 112 rue du Bac. Ses visiteurs évoquent la présence de nombreux volumes : ouvrages du Réformateur, auteurs du Grand Siècle (Tallemant des Réaux, Mme de Sévigné, Bossuet) sont à la portée des mains déformées de l’Enchanteur.
Pour rehausser l’esprit de réforme, la Vie s’ouvre sur les délices de l’âge libertin. Chateaubriand fait un tableau d’une « première vie » de Rancé, de la société dans laquelle le jeune abbé a brillé. Ninon de Lenclos, identité singulière pour une figure si peu prisonnière, reste une séductrice. Il dessine une géographie des hôtels qui comptent, dresse une anamnèse enchantée de ce monde que Rancé quitte pour le désert.
La « mort imprévue » de Mme de Montbazon met fin à leur « liaison », et provoque chez Rancé sa « séparation du monde ». Chateaubriand reprend les textes qui ont glosé sur le vrai motif de ce changement de vie. Un « cold case » dont Saint-Simon serait l’initiateur : Rancé, ayant rendu une dernière visite à sa maîtresse, aurait constaté que le corps était mutilé, avec sa tête « décollée »… et il l’aurait emportée ! Chateaubriand reprend l’enquête, n’écarte pas l’hypothèse suivante : « Il ne serait pas impossible qu’après le décès de Madame de Montbazon, Rancé eût obtenu la relique qu’il avait adorée. Marguerite de Valois et la Duchesse de Nevers firent embaumer les têtes de Coconnas et de La Môle, leurs amants décapités ».
Parmi les auteurs représentés dans le cabinet de Chateaubriand, il y avait quelques contemporains. Ainsi une référence à George Sand vient compléter celle à Ninon de Lenclos. Stendhal, décédé pendant la rédaction de la Vie, avait, dans Le Rouge et le Noir, longuement rappelé la généalogie de Mathilde de La Mole. À l’extrême fin du roman, Mathilde « avait placé sur une petite table de marbre, devant elle, la tête de Julien, et la baisait au front ». Hommage discret de l’aîné, survivant, à son cadet ?
« Je me résolus de me retirer dans un lieu où je pusse être inconnu au reste des hommes », aurait confié, après cette épreuve, Rancé à l’un de ses proches. Son ami Bossuet lui adresse ses oraisons pour la Reine d’Angleterre et Madame Henriette, avec ce message : « comme deux têtes de mort assez touchantes ». Chateaubriand salue cette « sorte de plaisanterie formidable ». La tête de Mme de Montbazon serait-elle la relique cachée de la Réforme dite de la Stricte Observance ? Dans sa « deuxième vie », à côté de la relique, Rancé renforce les prescriptions qui, dans le retrait, cloisonnent les frères, les isolent les uns des autres. La Trappe n’est pas une contre-société, elle est une non-société, des individus fantômes s’y croisent. L’auteur rapporte : « On a une aventure contée par Maupeou, de deux frères épris de la même femme et qui après s’être battus vécurent plusieurs années à La Trappe sans se reconnaître ».
Rancé laisse peu d’espoir à ceux qui sollicitent son soutien. Il menait ses frères sévèrement mais avait lui-même des visites. Leur rang les dispensait de pitance et de silence, Mme de Guise, Mme de Lamballe, le duc de Penthièvre… et son ami de collège, donc, Bossuet, qui « se leva sur La Trappe comme un soleil sur une forêt sauvage. L’aigle de Meaux se transporta huit fois à cette aire ». Et vint le duc de Saint-Simon, accompagné du peintre Hyacinthe Rigaud, comme un paparazzo, pour amorcer le portrait d’un ascète en bure et non d’un prince, en soie, velours et dentelles. De Versailles à La Trappe, la carte des Cassini mesure un trajet de 34 lieues : à 164 km de la cour et de son Soleil.
« À mon âge on n’a plus que les impuissances de la vie » : par ce livre, Chateaubriand médite une dernière fois sur la vieillesse. En 1965, dans sa préface éblouissante, Roland Barthes relève : « C’est cette langueur d’être vieux, étendue tout au long des Mémoires, qui est ici condensée sous la figure d’un solitaire, Rancé ; car celui qui abandonne volontairement le monde peut se confondre sans peine avec celui que le monde abandonne : le rêve, sans lequel il n’y aurait pas d’écriture, abolit toute distinction entre les voix active et passive : l’abandonneur et l’abandonné ne sont ici qu’un même homme, Chateaubriand peut être Rancé. »
La Trappe est le piège du grand âge, comme les hôtels parisiens avaient été les tremplins du bel âge. Barthes reprend l’évocation que Chateaubriand fait du tableau de Nicolas Poussin Le Déluge. Chateaubriand remarque que Rancé et Poussin étaient à Rome en même temps, en 1665, sans se rencontrer, une génération les séparait et surtout des urgences différentes. C’est l’auteur qui les rapproche par ce tableau, considéré comme le dernier de Poussin, affecté d’un tremblement de la main pour peindre ce sujet de fin d’un monde. « Ce tableau rappelle quelque chose de l’âge délaissé et de la main du vieillard : admirable tremblement du temps ! Souvent les hommes de génie ont annoncé leur fin par des chefs-d’œuvre : c’est leur âme qui s’envole ». On comprend ce que suggère Chateaubriand à demi-mot.
Rancé est un homme pressé d’en finir, toutes les restrictions qu’il s’inflige à lui-même et qu’il inflige aux autres forcent au vieillissement, rapprochent de la mort. « Le mieux que nous puissions faire, quand nous voyons mourir les autres, est de nous persuader, qu’ils ont fait un pas qu’il nous faut faire dans peu, qu’ils ont ouvert une porte qu’ils n’ont point refermée. » Chateaubriand retient la perspective d’une outre-porte et, en même temps, savoure l’écriture. « Cette langue du XVIIe siècle mettait à la disposition de l’écrivain, sans effort et sans recherche, la force, la précision et la clarté, en laissant à l’écrivain la liberté du tour et le caractère de son génie ». Avancé en âge, Chateaubriand, pour lui-même, procède à une réforme libératrice de son écriture.
« Lu ces jours-ci la Vie de Rancé de Chateaubriand, livre étonnant, abruptement griffonné, je veux dire tracé de l’ongle négligent, fabuleux, du griffon, du monstre au coup de patte d’éclair qu’est l’écrivain-né », écrit Gracq dans Un beau ténébreux. L’écriture du livre, publié aux éditions José Corti en 1945, a été commencée dans la captivité de Louis Poirier. Devenu Gracq, il en achève la rédaction dans les derniers mois de l’Occupation. Il prendra le relais de son personnage pour conclure son texte sur Chateaubriand, Le Grand Paon (1960), par l’étude du style de cette œuvre : « La langue de la Vie de Rancé enfonce vers l’avenir une pointe plus mystérieuse : ses messages en morse, saccadés, déphasés, qui coupent la narration tout à trac comme s’ils étaient captés d’une autre planète, bégayent déjà des nouvelles de la contrée où va s’éveiller Rimbaud ».
La première de couverture de l’édition 10/18 de la Vie de Rancé, préfacée par Barthes, reproduit le tableau de Rigaud. Elle nous annonce un texte sévère, plus dans la pénombre que dans les illuminations. Mais dès l’Avertissement, on est intrigué par un clin d’œil venant après une citation de Tacite : « Je ne serai lu de personne, excepté peut-être de quelques arrière-petites-nièces habituées aux contes de leur vieil oncle ». Il sera lu par un neveu « hypocritique », Sainte-Beuve, qui célèbre courtoisement le livre dans la Revue des Deux Mondes puis l’éreinte anonymement dans la Revue Suisse la même année, en 1844.
Ce dernier avis fera jurisprudence jusqu’au XXe siècle : « Ce livre que l’on concevait si simple et si austère, est devenu par manque de sérieux, par négligence, un véritable bric-à-brac ; l’auteur jette tout, brouille tout et vide ses armoires ». L’auteur de Port-Royal attendait sans doute un « La Trappe » de même facture. Le vieil oncle rompt avec le style des Mémoires ; écrivain né, il invente pour les générations à venir. Albert Thibaudet observe, sans esquisser d’analyse : « ce qu’on appelle la question Rancé est une simple question de style ». On est en 1921, c’est par cette originalité d’écriture que la Vie de Rancé va, littérairement, ressusciter.
Comme l’écrit Gracq, des formulations singulières viennent animer le texte de la Vie. Certaines règlent un compte avec des mémorialistes, Rancé est loin, c’est Retz qui est à portée de griffe: « En l’exhumant de ses Mémoires on a trouvé un mort enterré vivant qui s’était dévoré dans son cercueil ». Ou Saint-Simon : « Il avait un tour à lui ; il écrivait à la diable pour l’éternité ». Surgit le Cardinal dans la procession en bure : « Il faut être Richelieu pour ne pas s’amoindrir en dansant une sarabande, castagnettes aux doigts et en pantalon de velours vert ». Les arrière-petites-nièces y reconnaîtront une scène de BD ! Plus méditatif et suspensif : « On aimerait avoir un recueil des derniers mots prononcés par les personnes célèbres ; ils feraient le vocabulaire de cette région énigmatique des sphinx par qui en Égypte l’on communique du monde au désert ».
Gracq, en plaçant dans Préférences son texte sur Rimbaud (« Un centenaire intimidant ») juste après celui sur Chateaubriand, nous met sur la piste. Moins celle d’une contrée que d’une saison et de sa prose oraculaire. Rimbaud rédige Une saison en enfer confiné à Roche, dans les Ardennes. « Sur mon lit d’hôpital, l’odeur de l’encens m’est revenue si puissante ; gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr ». La note érudite renvoie à saint Bernard, modèle de Rancé !
Le lieutenant Poirier/Gracq avait été breveté en transmission, il maîtrisait le morse ; Roland Barthes est expert de la rhétorique et de ses figures : il trouve dans la Vie de Rancé un gisement d’anacoluthes, sa préface nous invite à repérer ces pépites. « L’anacoluthe introduit en effet une poétique de la distance […] à la fois brisure de la construction et envol d’un sens nouveau. » Barthes nous signale cette anacoluthe qu’il qualifie de « stupéfiante » : « Il vit à Saragosse un prêtre qui se promenait seul parce qu’il avait enterré son paroissien pestiféré. À Valence les orangers formaient les palissades des grands chemins, Retz respirait l’air qu’avait respiré Vannozia ». Chateaubriand réunit ici Retz et l’Espagne, « sans prendre la moindre peine de les lier », ce qui est juste. Nous ajouterons que la peste et les orangers sont un couple singulier dans ce Levant valencien. Et Vannezia ? Elle fut la mère des enfants d’Alexandre VI pape, né Borja à Valence… « L’anacoluthe oblige à chercher le sens, elle le fait frissonner sans l’arrêter », explique Barthes. La traque de l’anacoluthe est l’un des plaisirs du texte.
L’abbé Seguin, l’initiateur de cette hagiographie, est mort avant son achèvement. Aurait-il donné son imprimatur à cette Vie ? Elle lui aurait sans doute paru trop mêlée à celle de l’auteur, plutôt une égographie. C’est la critique que lui ont faite (ou s’agissait-il d’un péché ?) les lecteurs en soutane. Chateaubriand venait d’achever les Mémoires ; non par regret mais par lucidité, il pensait ne pas être allé à l’essentiel, l’œuvre de l’âge qui n’est pas la sainteté mais la vieillesse. Un texte court, adjoint, outre-volumes, aux Mémoires. Un codicille. Du pur Chateaubriand pour le XXIe siècle.