Ce qui nous arrive
S’il est un livre sorti trop tôt ou arrivé en avance (il y a un an exactement), c’est bien celui-ci, Trompe-la-mort ; mais les livres prennent leur temps, et reviennent au bon moment. Mêlant une expérience d’écriture avec des étudiants de Saint-Denis à une lecture des Mille et Une Nuits, du Décaméron et du Comité invisible, Lionel Ruffel observe la circulation des virus narratifs : une autre contagion a lieu, celle des récits. Appelée « poésie », « belles-lettres » ou « littérature », elle ne se réduit pas à l’objet livre.
Lionel Ruffel, Trompe-la-mort. Verdier, 128 p., 13,50 €
Trompe-la-mort prend la forme d’une visite commentée d’une ancienne imprimerie des Lilas, en Seine-Saint-Denis, où se sont déroulées certaines séances du master de création littéraire de l’université Paris 8. Une ruine de l’imprimé, donc, pour accueillir une formation qui donne lieu à des livres : comme leurs enseignants (outre Lionel Ruffel, Pierre Bayard, Vincent Message, Olivia Rosenthal…), des étudiants écrivent et publient (Aliona Gloukhova, David Lopez, Sven Hansen-Løve, Anne Pauly…). Et un espace universitaire, fondé sur l’égalité entre créateurs, en dépit des décisions politiques prises pour réduire, détruire les moyens de l’université – autant qu’à l’hôpital.
Si l’atelier d’écriture est une expérience collective – les images incluses du tableau à associations d’idées le montrent bien –, force est de constater que cette expérience prend difficilement une existence différente du produit auquel nous sommes habitués – et peu importe qu’il se trouve dans nos bibliothèques murales ou numériques : un livre, signé par une personne, publié par un éditeur, classé dans un genre, fixé dans une langue. Ces outils d’administration et de domestication se modifient selon les stratégies et les jeux des uns et des autres, mais, globalement, on ne peut pas dire que le XXIe siècle ait inventé, pour le moment, une nouvelle configuration matérielle pour ses écrits. Trompe-la-mort est donc paradoxal, puisque l’unité et l’identité imposées par cet « objet-fétiche du capitalisme » qu’est le livre sont justement tout ce que, en bon connaisseur des textes d’Antoine Volodine, semble refuser Lionel Ruffel – qui signe lui aussi le sien.
On suit avec plaisir ce récit-essai vif, efficace, décousu, mené au pas de course. Si « le temps presse », si « nous n’avons plus le temps », c’est qu’il n’est pas besoin de croire en l’Apocalypse pour sentir et savoir que le monde se consume à petit feu ; comme le disait Samuel Beckett dans un texte pour la radio rédigé devant les décombres de Saint-Lô bombardée, « le mot “provisoire” n’a plus aucun sens dans notre univers devenu provisoire ». L’idée n’est pas neuve, donc ; surtout, elle éclot au cours de certains événements historiques.
L’une des caractéristiques de celui que nous vivons est peut-être de cristalliser tous les sens du mot « virus ». Au même moment, nous sommes témoins d’un virus biologique avec la pandémie, d’un virus communicationnel avec ses discours, d’un virus politique avec l’accélération de l’administration des vies par les technologies numériques. Il existe de surcroît un autre genre de virus, l’histoire littéraire en retrace l’évolution sur plusieurs siècles ; celui-là est plutôt un antidote, un contre-fétiche. C’est pour « tromper la mort et les fins du monde », dit Lionel Ruffel, que les narrations se créent, se propagent, mutent, se rallument quand on les croyait mortes, dragons dormant d’un œil. Les virus narratifs ont cela de commun avec les virus biologiques qu’ils s’adaptent au milieu et au temps, qu’ils ignorent les frontières et les lois. Ils peuvent « toucher tout le monde ».
C’est à la fois un mythe dans lequel se complaisent ceux qui ne voient pas que la littérature est aussi un produit culturel, et une réalité sensible des expériences de lecture : la fixation de l’écrit et du statut de l’auteur, la mise sur le marché du produit de son travail, que Lionel Ruffel relie au « Qu’est-ce qu’un livre ? » de Kant, n’ont pas empêché la perpétuation d’une tradition ancienne, pour laquelle un texte littéraire est une « matière », anonyme, orale, collective, à l’origine et à l’identité indéterminées, le support d’une copie, l’objet d’une reprise, d’une traduction. Prodigieux phénomène de la lecture et de l’écoute, selon une logique de circulation qui nous révèle nos propres facultés à devenir autre, à sentir l’étranger, l’animal ou l’enfant en nous.
Dans nos colonnes, Nathalie Koble, qui fréquente la « matière » de Bretagne, a montré que celle de Boccace peut être modelée par nos mains. De même, l’élaboration théorique de Lionel Ruffel autour de l’idée de virus trouve sa force en partant de l’expérience des textes, en montrant que « si la littérature s’est propagée, c’est parce qu’elle est parvenue à faire muter la matière ». Comme le Décaméron, les Mille et Une Nuits nous font passer par une culture très ancienne, étrangère, pour rejoindre la texture du présent exprimée, il y a plus de dix ans, par L’insurrection qui vient (La Fabrique, 2007). Ce sont des textes-mutants, des histoires-métamorphoses, organiques, malléables, hospitalières.
Lire ce livre au moment où les librairies et les bibliothèques sont fermées aide à comprendre que, si la circulation des livres est interrompue, celle des récits, plus certaine, plus espérante, ne l’est pas, ou pas autant. Les histoires nous aident à « tenir » – un verbe particulièrement utilisé depuis le début du confinement, comme en temps de guerre – en raison du « grand secours de la littérature » dont parle Kafka dans son Journal, mais aussi parce qu’elles contiennent, dit aussi Kafka quelques jours plus tôt (on est en 1914), « cette foule, en moi, tout au fond, à peine visible ».
Car certes nous tenons, mais nous tenons aussi à – à faire communauté, à des valeurs. Est-ce là le « scénario pour repeupler le monde, en commençant par le peupler d’histoires » qu’évoque Lionel Ruffel, « les conditions d’une énonciation collective qui manquent » dont parlent Deleuze et Guattari, justement à propos de Kafka ? Encore faut-il savoir quelles histoires sont susceptibles de devenir virales ; toutes ne le sont pas, l’histoire littéraire le montre. La puissance de certains textes, leur empreinte sur nous, proviennent de leur capacité d’accueil : ils intègrent nos conditions d’existence aux leurs tout en assumant leur différence, ils déplacent notre époque en l’intégrant à une histoire longue qu’elle ne connaît pas encore. « Comprendre est la maladie dont la narration est l’antitode », écrit Lionel Ruffel. Ce moment où l’on comprend peu est dès lors, peut-être plus qu’un autre, un moment de récits. Les puissances conjuratoires de la littérature nous demandent quelles matières à lire nous laisserons à l’avenir.