Le 14 août 2009, le reporter Evan Ratliff provoque les lecteurs du magazine américain Wired : il va disparaître pendant un mois pour recommencer sa vie et met au défi quiconque tentera de le retrouver. Cinq mille dollars sont en jeu. Commence alors un bras de fer, raconté dans Disparaître dans la nature, entre le grand mythe américain de la liberté et l’utopie de l’intelligence collective portée par le web.
Evan Ratliff, Disparaître dans la nature. Trad. de l’anglais par Charles Bonnot. Marchialy, 130 p., 17 €
D’aucuns estiment que la célébrité accorde des privilèges ; en va-t-il de même de l’anonymat ? Nous autres, dont rien n’est vraiment publiquement su, mais dont tout est enregistré, nous vivons tous plus ou moins entre la gloire et l’incognito. Si l’effort qu’il faut déployer pour se rendre célèbre est immense, peut-être l’effort l’est-il tout autant pour qui voudrait disparaître « dans la nature ». Le livre d’Evan Ratliff, cependant, n’est ni une élégie pleurant une vie privée perdue, ni un réquisitoire contre le grand dispositif de surveillance numérique et ses responsables. L’auteur endosse plutôt la posture du journaliste gonzo pour révéler que nous ne sommes plus seuls, que nous cohabitons toujours, désormais, avec nos données numériques.
À tout dispositif expérimental, ses biais et artefacts. On reprocherait un peu trop vite et trop facilement à Ratliff le fait que certaines manigances des internautes qui le pistent viennent fausser l’entreprise : « Mon mail, que Wired avait rendu public, débordait de messages. La plupart étaient des tentatives plus ou moins subtiles de me faire révéler où je me trouvais en m’incitant soit à répondre, soit à visiter un site conçu pour capter mon adresse IP, laquelle me relierait à une localisation physique ». Les vertus du livre sont ailleurs car, une fois ces ruses neutralisées, commence le récit d’une poursuite effrénée entre la Louisiane, l’Utah et la Californie, la chasse d’une figure presque spectrale, diffractée à l’infini vers des registres d’opérations bancaires, des bases de données clients, des articles sur les réseaux sociaux.
Yves Citton, décrivant ce que le numérique fait à nos vies dans Médiarchie (Seuil, 2017), rappelle l’étymologie du terme « implication » : être plié dans. À ce titre, l’expérience dans laquelle Ratliff joue le rôle de cobaye doit être considérée comme un dépliement, destiné à faire voir dans quel mode d’existence le numérique nous implique. Tout est question ici du renversement de la perspective : les médias numériques ne forment plus des intermédiaires de communication dans un monde humain ; au contraire, nous occupons les interstices d’un monde numérique bâti par des nouvelles technologies désormais parfaitement « ubiquitaires » selon Olivier Tesquet, (À la trace. Enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance. Premier Parallèle, 2020). Cet espace, à la topographie fort complexe, nous le marquons presque irrémédiablement aux moindres faits et gestes. Un passage résume l’immense variabilité des données que nous créons et qui donnent autant d’opportunités de nous suivre à la trace : « Les chasseurs ont exhumé des photos de Ratliff sur sa page Flickr et rédigé des lignes de code pour extraire des informations sur l’appareil photo utilisé et chercher d’autres photos prises avec celui-ci ».
Ce travail des données se veut absolument indolore, car l’objectif ultime des nouvelles technologies est de se faire oublier. N’était-ce pas Eric Schmidt, alors président de Google, qui prophétisait au Forum économique mondial de Davos, en janvier 2015, qu’Internet, à force d’être partout, allait disparaître ? Que nous ne sentirions même plus sa présence et son effet ? Entre Ratliff et ses poursuivants, tout le défi tient donc à la fugacité des indices numériques : Ratliff parviendra-t-il à tous les éliminer, si divers et infinitésimaux soient-ils ? Dans quels limbes faudra-t-il qu’ils investiguent ?
Se déprendre du monde numérique consiste à désapprendre des habitudes et une gestuelle de routine. L’apparition d’un objet technique, d’une application web, d’un réseau social, parce qu’elle fait advenir de nouvelles fonctionnalités, configure progressivement des comportements et des normes. Il est par exemple d’usage de ne pas utiliser de faux nom sur Facebook, d’avoir un nombre d’amis important ou de publier un certain type de contenu. Selon un lexique bien connu des sociologues des organisations, ces règles induites par les applications numériques banalisent un espace de conduites possibles mais aussi des zones d’incertitude, des angles morts par lesquels il est possible de contourner les règles ou de jouer avec elles. L’immense architecture régulatrice du web transforme la fugue de Ratliff en un jeu du chat et de la souris où les participants rivalisent d’ingéniosité. En témoigne par exemple le choix du pseudonyme de Ratliff, Gatz, patronyme que le personnage de Francis Scott Fitzgerald abandonne pour devenir Gatsby. Le choix de cette couverture procède d’un calcul simple : « le nombre colossal d’analyses de Gatsby le Magnifique disponibles en ligne [le] rendait pratiquement introuvable sur Google ».
S’il s’amuse ainsi à piéger l’algorithme PageRank de Google, qui prescrit l’ordre de priorité d’apparition des différents résultats après une requête sur le moteur de recherche, Ratliff tombe sur plus malin que lui : la foule d’enquêteurs, qui travaillent de concert. L’ouvrage illustre à merveille le potentiel formidable que recèle l’intelligence collective et qui se déploie sur tout le territoire américain pour retrouver Ratliff. Davantage que ses données, ce sont ses habitudes numériques et ses gestes routiniers qui trahiront le fugitif.
Le dernier temps du livre dépasse la réflexion sur le nouveau mode d’existence auquel nous accoutume le numérique. « Et si je laissais tout tomber, si je me délestais du poids de ma vie pour devenir quelqu’un d’autre ? » : impossible de savoir quelle proportion des 200 000 Américains portés disparus en 2007 s’étaient décidés à sauter le pas tourmentés par ce questionnement. Les deux tiers, estime l’auteur.
Si, ainsi que le révèle l’expérience de Ratliff, on ne peut pas disparaître, c’est qu’il n’y a plus d’irréversible. Alors il faut sérieusement s’interroger. Que valent tous nos droits – le droit de se réunir et de circuler, notamment – sans leur principe matriciel, sans cette liberté des libertés qui garantit l’oubli quand le pardon ne suffit plus ? Le livre se clôt sur cet abîme, toujours ouvert et qui, plus de dix ans après l’expérience de Ratliff, n’en finit pas de nous étourdir.