Deux musiciens

Voici que paraissent chez le même éditeur deux livres consacrés à deux musiciens nés et morts à peu d’années d’intervalle, Pierre Boulez (1925-2016) et Guennadi Rojdestvensky (1931-2018). Or on est sur deux planètes différentes, même si le chef russe est loin d’avoir été fermé à la musique du XXe siècle. Sur des sujets aussi peu éloignés, on ne peut imaginer de concevoir des livres plus différents. Leurs personnalités, bien sûr, mais aussi l’art que tous deux pratiquent.


Christian Merlin, Pierre Boulez. Fayard, 628 p., 35 €

Bruno Monsaingeon, Les bémols de Staline. Conversations avec Guennadi Rojdestvensky. Fayard, 348 p., 24 €


Aucun de ces deux livres ne se donne comme un essai musicologique. Il s’agit, dans les deux cas, de présenter une importante personnalité du monde musical sous un jour positif. Le biographe Christian Merlin ne feint pas d’ignorer la virulence des controverses que Boulez n’a cessé de susciter, tant par la radicalité de ses prises de position, pour ne pas dire sa violence verbale, que par son rôle institutionnel. Tandis que certains dénonçaient l’homme de pouvoir, d’autres – ou les mêmes – s’en prenaient au musicien. Quand on disait apprécier la manière du chef d’orchestre, on proclamait exécrer le compositeur, ou l’inverse, à moins que l’on n’ait tout détesté en lui – ce qui aurait été bien dommage. Les opinions étaient forcément tranchées et peu nombreux ceux qui osaient tout prendre. Merlin ne cache pas sa sympathie pour le personnage, sans s’interdire de relever ce que tel propos ou tel comportement peut avoir d’excessif. Cela confère sa force à son livre.

Pierre Boulez et Guennadi Rojdestvensky : deux musiciens

Pierre Boulez

Écrivant sur une personnalité beaucoup moins clivante, Bruno Monsaingeon n’est pas confronté à ce genre de problème. Il se présente comme un ami personnel de Rojdestvensky, à qui il donne la parole. Les bémols de Staline est bâti sur un gros ensemble d’entretiens en tête à tête, dans lesquels Monsaingeon s’efface au profit d’un chef d’orchestre dont la parole chaleureuse ne manque pas de nous apparaître sous un jour sympathique. Comme celle du livre consacré à Boulez, la forme retenue par l’auteur est sans doute la plus adéquate à son objet. D’un côté, un créateur assoiffé de modernité, voire d’avant-gardisme ; de l’autre, un chef d’orchestre qui ne se soucie que de servir au mieux la musique existante et est fier d’avoir dirigé à peu près tous les compositeurs de toute époque­ – hormis l’opéra et, bien sûr, « l’avant-garde extrême » des Maderna, Stockhausen et Boulez, mais néanmoins certaines pièces de Berio.

Des « conversations avec Rojdestvensky », on retiendra surtout sa description de la vie musicale dans l’Union soviétique finissante. Nous apprenons beaucoup sur les contraintes matérielles dont un privilégié du régime devait s’accommoder. Non que Rojdestvensky eût la moindre sympathie pour celui-ci : il est fier de pouvoir dire qu’il n’a jamais cédé aux pressions pour adhérer au Parti. Il ne se prétend pas non plus un opposant : ce qui lui importait était d’exercer son métier dans les meilleures conditions possibles. Moyennant quoi, il lui fallait bien accepter de menus compromis afin de sauver l’essentiel. Il n’y a donc pas lieu de sourire de le voir si fier de sa « discographie proliférante [qui] fait de lui le chef le plus enregistré de tous les temps et compte à l’heure actuelle plus de 800 titres ! ». C’est grâce à elle qu’il était un bon produit d’exportation et n’eut jamais, par conséquent, à se confronter à pire que la lourde bêtise de bureaucrates incultes. Ceux-ci ressemblaient ainsi à leur grand chef : Staline lui demanda un jour, à lui le tout jeune chef qui dirigeait l’orchestre du Bolchoï à guère plus de vingt ans, d’ajouter partout des bémols dans une pièce qu’il devait donner en deuxième partie d’un concert. Il fallut prolonger l’entracte, le temps de corriger les partitions. Quelque temps auparavant, un autre Joseph avait eu cette remarque non moins profonde : « Trop de notes, mon cher Mozart, trop de notes ! »

Les compromis que Rojdestvensky raconte avoir faits consistaient surtout dans l’acceptation de jouer à l’Ouest les pièces prétentieuses et creuses composées par tel ou tel de ces bureaucrates dont la lâcheté se manifestait dans la façon de pointer le doigt vers le plafond pour rappeler son devoir de faire avec les exigences des « organes » supérieurs. En revanche, il ne dit pas grand-chose de sa conception de la musique, laquelle se déduit plutôt de la liste des compositeurs dont il fait l’éloge : Prokofiev, Chostakovitch, Schnittke. Eux ont subi des tracasseries parce qu’ils étaient compositeurs et ne pouvaient se plier à des directives aussi absurdes que d’écrire de la musique qui ne soit pas formaliste. Stravinsky, qui vivait à l’Ouest, n’avait pas ce problème, ni Rojdestvensky parce qu’il était chef d’orchestre et que le pire qui pouvait lui arriver professionnellement était d’avoir à faire jouer de médiocres interprètes ou de devoir chasser d’excellents violonistes qui avaient le tort d’être juifs. Dans de telles circonstances, l’efficacité commandait de jouer serré – mais il était possible d’éviter le pire.

Pierre Boulez et Guennadi Rojdestvensky : deux musiciens

Guennadi Rojdestvensky

Quoique Boulez appartienne à la même génération, tout oppose ces deux musiciens, même s’il leur est arrivé de diriger les mêmes œuvres, celles de Berg par exemple. L’un est exclusivement chef d’orchestre, l’autre est un compositeur qui s’est mis à la direction, d’abord pour servir ses propres compositions. Le Soviétique évoque avec le sourire les multiples compromis auxquels il dut consentir, tout en laissant entendre que ce n’était somme toute pas si grave. Nul n’ignore que la notion même de compromis était étrangère à Boulez – ce qui lui fut beaucoup reproché.

On n’imagine pas qu’un livre sur Boulez puisse consister en une suite d’entretiens. Le choix de Christian Merlin apparaît judicieux. Son ouvrage de 600 pages fait se succéder six grandes parties correspondant à des tranches chronologiques, elles-mêmes divisées en rubriques thématiques consacrées, en ordre variable, au « fondateur », au « compositeur », au « chef », au « penseur ». On pourrait ainsi lire d’un coup tous les chapitres consacrés à l’un de ces thèmes et seulement à celui-là, cela aurait quelque chose de boulézien. Les chapitres concernés au compositeur – et donc à ses œuvres – n’ont pas la technicité de l’Essai sur Wagner d’Adorno, presque incompréhensible pour qui n’a pas suivi les cours du Conservatoire. On est plutôt devant des descriptions comparables à celles qui figurent sur les programmes de l’Ensemble intercontemporain, celles que l’on présente à un mélomane qui n’est pas censé détenir un savoir technique, pour lui exposer les intentions du compositeur.

Tout en respectant la pudeur d’un homme qui ne se livrait guère, Christian Merlin a dessiné l’image d’un créateur en recherche constante, qui ne cesse de remettre sur le métier une œuvre, quitte à l’abandonner si elle ne le satisfait pas. La violence verbale de Boulez, qui ne s’interdisait pas le maniement de l’insulte, lui a suscité des inimitiés d’autant plus vives qu’il occupait une position de pouvoir. Nous découvrons aussi que les conflits publics pouvaient ne pas dégénérer en hostilité personnelle, avec Xenakis par exemple. Avec la distance du temps, nous percevons autrement ces comportements cassants, de façon atténuée, et surtout comme le corollaire d’une infatigable exigence envers soi-même. Ce bourreau de travail ne s’arrête jamais, parce qu’il est perpétuellement insatisfait.

Pierre Boulez et Guennadi Rojdestvensky : deux musiciens

Pierre Boulez

Suivre un ordre chronologique n’aurait pas été judicieux à propos de tout compositeur. Ça l’est pour Boulez dans la mesure où ses œuvres s’engendrent les unes les autres, se développent, se reprennent. Encore fallait-il retenir pour unité des moments de plusieurs années auxquels il était possible de donner une  caractérisation d’ensemble, comme « le combattant », « le souverain » ou « la vache sacrée ». Il n’y aurait guère eu de sens à exposer qu’à telle date le compositeur a publié telle œuvre, car l’écriture d’une pièce d’une dizaine de minutes pouvait s’étendre sur quelques années, pour aboutir parfois à un échec, qui lui-même se trouverait dépassé quelques années plus tard. Cette chronologie par blocs vaut aussi par les contemporanéités qu’elle fait percevoir. Tout auditeur de Boulez a rencontré ses références à René Char, à Mallarmé, au work in progress joycien ; il n’avait pas forcément à l’esprit que Structures II était contemporain de l’essor du Nouveau Roman. Or, de telles concomitances sont significatives, s’agissant d’un musicien aussi sensible à la littérature, à la différence d’un Xenakis dont l’imaginaire est plutôt visuel.

Au total, on se trouve devant une sorte d’encyclopédie boulézienne destinée à occuper une belle place dans une bibliothèque musicale. On la consultera à l’occasion d’un concert ou de l’écoute d’un disque, pour se remémorer dans quelles circonstances intellectuelles telle pièce a été composée, quel problème elle devait résoudre. Quant au livre de Bruno Monsaingeon, il en dit long sur l’Union soviétique ainsi que sur la manière dont un chef d’orchestre célèbre peut concevoir son métier, ses relations avec les instrumentistes, la fonction des répétitions, qui doivent préparer le concert, non le tuer. Entre les deux, il n’y a pas d’écart de qualité mais des manières différentes de considérer la musique. À chacun ses préférences !

Tous les articles du n° 104 d’En attendant Nadeau