Suspense (31)
Pepe Carvalho, le plus célèbre des privés espagnols, revient parmi nous dix-sept ans après le décès de son « père », Manuel Vásquez Montalbán (1939-2003), inventeur du « polar méditerranéen ».
Carlos Zanón, Pepe Carvalho. Tout fout le camp. Trad. de l’espagnol par Georges Tyras. Seuil, 528 p., 22,90 €
Souvent les héros de fiction survivent à la mort de leurs créateurs. C’est particulièrement fréquent dans le genre policier et d’aventures. Ainsi Arsène Lupin, Hercule Poirot, Philip Marlowe, James Bond… ont-ils poursuivi une carrière littéraire plus ou moins longue et heureuse sous l’impulsion d’ayants droit avisés, qui se sont eux-mêmes parfois collés à la tâche en prenant la plume. L’épouse de Jean Bruce, puis son fils et sa fille, ont par exemple œuvré jusque dans les années 1990 pour maintenir en vie OSS 117, ajoutant 167 livres au corpus initial de 88, tandis que Patrice Dard, fils de Frédéric Dard, a réanimé San Antonio au fil de 22 romans.
Choisi pour l’opération Pepe Carvalho, Carlos Zanón, auteur de romans policiers, fait dans Tout fout le camp un travail plaisant pour qui veut retrouver le héros, Barcelone, et l’atmosphère ironique ou cynique de Montalbán. Le livre aurait cependant gagné à modérer ses coquetteries postmodernes, ses références filmiques ou littéraires (innombrables), et les monologues intérieurs du détective – le roman est essentiellement écrit à la première personne « par » Pepe.
L’action se déroule dans une capitale catalane surchargée de touristes, au moment du référendum. Un Pepe vieillissant, toujours gastronome, continue d’y vivre avec rage et mélancolie, encore entouré de quelques-uns de ses familiers comme son adjoint cuisinier Biscúter qui a décidé ici de participer à l’émission MasterChef. Comme si cela ne suffisait pas à assombrir son humeur, Pepe s’est trouvé pour amante une obsédante et bizarre « Bien-aimée Zombie », épouse d’un politicien du Parti populaire (de droite), à qui il rend de décourageantes visites à Madrid et vice-versa.
Une Barcelone plus ou moins défigurée par la disneylandisation mais où reparaissent les acteurs des romans précédents ne lui remonte pas le moral, pas plus qu’une nouvelle figure qui effectue son entrée dans Tout fout le camp : un certain « Écrivain », son voisin, qui s’est mis en tête d’écrire ses aventures (c’est là une des fausses bonnes idées du roman, heureusement passagère). Bien sûr, au fil des pages, la chronique sociopolitique, historique et culturelle se déroule, mais sur un mode moins incisif que chez Montalbán… question de génération, car celui-ci devait en partie sa tranchante lucidité, atout essentiel de ses livres, à un engagement politique familial qui l’avait conduit, comme son père avant lui, merci Franco, en prison.
En tant que lecteur de polars, on pourra se demander avec Pepe qui a massacré et enterré dans la montagne de Montjuïc deux prostituées, puis qui a tué une vieille femme et sa petite-fille. Mais ces mystères sont presque secondaires, l’essentiel étant l’atmosphère que Zanón réussit à (re)créer, parfois avec efficacité et drôlerie. Parfois seulement car, dans un roman où dérèglement et débordement étaient de mise pour célébrer le grand prédécesseur, un brin de contrainte et de restriction s’imposait également. Pepe Carvalho, amateur de bons mots, aurait sans doute formulé ainsi l’avertissement que son nouveau « père » n’a pas su écouter : « Qui trop embrasse, rate le train ».