« On ne peut pas améliorer une prison », jurait l’écrivain révolutionnaire et libertaire Pierre Kropotkine, le 20 décembre 1887 à Paris. Une position partagée par Gwenola Ricordeau, professeure assistante en justice criminelle à la California State University, Chico, et auteure de Pour elles toutes. Selon la chercheuse, le système carcéral constitue un outil de reproduction des inégalités sociales et pèse donc particulièrement sur les femmes. Elle appelle ainsi les mouvements féministes dominants, qu’elle juge aujourd’hui davantage tournés vers le « tout répressif », à s’engager en faveur de l’abolition du système pénal. Gwenola Ricordeau détaille son engagement pour un abolitionnisme féministe.
Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison. Lux, 240 p., 16 €
Selon vous, les courants féministes dominants appellent à durcir toujours davantage les sanctions à l’encontre des auteurs de violences faites aux femmes. Féminisme et abolitionnisme du système pénal peuvent donc apparaître comme deux luttes contradictoires. D’où vient cette opposition ?
Cette contradiction, sur le terrain des luttes, est relativement récente. Elle s’est construite à partir des années 1970. Un mouvement abolitionniste se constitue alors en France et dans d’autres pays occidentaux et s’inscrit dans une large critique des institutions. Les années 1970 correspondent aussi à la deuxième vague du féminisme. Les luttes portent notamment sur la question des délits et crimes à caractère sexuel. Assez vite, le féminisme va prendre un tournant punitif en axant ses revendications sur la fin de l’impunité et le durcissement des condamnations. À partir de cette période, les courants dominants du féminisme vont porter des revendications très éloignées de la perspective abolitionniste.
Il paraît effectivement « légitime » de penser que l’absence de sanctions pénales ferait le jeu des criminels… Notamment en ce qui concerne les violences à caractère sexuel qui touchent presque exclusivement les femmes. En quoi supprimer la prison pour les auteurs de ces actes peut être un combat féministe ?
Les violences à caractère sexuel constituent un crime de masse. Environ un homme sur vingt dans la plupart des pays occidentaux a commis un viol et plus de 10 % une agression à caractère sexuel. Une proportion importante de la population a donc été auteur de ce type de faits. Pourtant, nous sommes dans une situation à la fois d’impunité et d’absence de réelles solutions, à part la punition de certains auteurs. Depuis les années 1970, se multiplient les appels à davantage de criminalisation sans que l’on soit sûr que punir certains auteurs en dissuadera d’autres de commettre des crimes similaires. Face à l’impasse des revendications portées jusqu’à présent par les courants dominants du féminisme, je dis : si cela ne fonctionne pas, si cet outil du droit et du système pénal ne protège pas les femmes, pourquoi ne pas envisager d’autres options politiques ?
Vous reprenez la thèse du criminologue et sociologue Nils Christie pour affirmer que le système pénal dépossède les victimes de leur propre préjudice. De quelle façon ?
Le système pénal a sa propre temporalité et le temps judiciaire n’est pas nécessairement celui des victimes. Pour être entendues, les victimes doivent avoir un récit qui se conforme à ce qui est attendu d’elles, avoir des caractéristiques sociales qui sont celles de la « bonne victime ». Cette analyse inclut aussi la dénonciation du recours à des experts et de la délégation de la résolution de nos problèmes à des professionnels : policiers, juges, agents de probation, professionnels de la réinsertion… Le préjudice est pris au sérieux par les abolitionnistes, mais il est aussi vu comme le moyen de dénoncer des injustices sociales, des violences structurelles. Lorsqu’on laisse au système pénal le soin de prendre en charge un acte raciste ou sexiste, on manque l’opportunité d’effectuer un travail sur les rapports sociaux et donc de s’attaquer aux rapports de domination qui structurent la société. C’est de la paresse sociale. C’est aussi extrêmement lié à l’organisation capitaliste de la société. Comme nous n’avons pas le temps de nous occuper de nos problèmes, nous les déléguons à des experts et à des institutions.
Le système pénal, comme le rappelle Michel Foucault, est une invention récente. Pourquoi, de nos jours, la prison est une institution qui semble indépassable, voire « naturelle » ?
Aujourd’hui, il y a une sorte d’évidence du système pénal et de la prison. Alors que ce sont des anecdotes dans l’histoire de l’humanité. Toutes les sociétés humaines ont pris en charge les déviances, les comportements qui ne se conforment pas aux normes sociales. Cela fait partie de la vie en société. La prison est extrêmement récente et géographiquement située. Sa naissance est liée à celle de la société capitaliste en Occident et elle s’est exportée avec la colonisation. Les pays occidentaux portent la responsabilité historique de l’expansion de la prison. L’abolitionnisme ne dit pas : il suffit d’abolir les prisons. Il s’agit surtout de construire un système qui réponde aux besoins des victimes de manière plus efficace que ne le fait aujourd’hui le système pénal.
La prison diminue-t-elle le risque de récidive ?
L’idée d’une prison qui réhabilite et qui éduque est un mythe qui est profondément lié aux formes de légitimation de la prison. Pourtant, ça fait plus d’un siècle qu’on a des débats récurrents sur la prison comme « école du crime ». Or on observe que les auteurs de délits et de crimes à caractère sexuel n’ont pas les taux de récidive les plus élevés. Mais les statistiques autour de la récidive sont délicates à manier. La définition légale de la récidive est très spécifique et ne concerne que les faits connus. Mais ce qui apparaît comme inacceptable, c’est que, le plus souvent, les auteurs de délits et de crimes à caractère sexuel, lorsqu’ils récidivent, commettent à nouveau des violences à caractère sexuel. Ce qui n’est pas le cas pour d’autres types de crimes et de délits, pour lesquels le taux de récidive est plus élevé.
Vous estimez donc qu’une approche punitive des auteurs de préjudices sexuels est inefficace ?
La prison n’est ni un lieu thérapeutique ni un lieu de prise de conscience féministe ou antisexiste. Les auteurs n’ont pas réellement de raisons de changer leurs représentations des rapports homme/femme, de la domination ou de la sexualité dans un tel lieu. L’incarcération peut même renforcer les représentations qu’ils peuvent avoir. C’est une institution quasiment non mixte, dans laquelle les normes liées à la virilité sont extrêmement puissantes. Ce n’est pas un lieu de mise en critique des actes et comportements sexistes !
Vous avancez que les femmes qui ont été victimes de violences sexuelles ont davantage de risques d’être incarcérées par la suite. Une raison de plus pour que les mouvements féministes se convertissent à l’abolitionnisme ?
Dans les systèmes pénitentiaires occidentaux, c’est une des caractéristiques des femmes incarcérées : elles ont été, bien davantage que le reste de la population des femmes, victimes de violences conjugales et/ou sexuelles. En général, elles ne sont pas incarcérées pour des faits directement liés à ces violences, mais ces violences ont façonné leur trajectoire sociale. Elles ont été privées de certaines ressources, ont eu des difficultés à accéder au marché du travail, elles ont été obligées de quitter le domicile conjugal et se sont retrouvées dans des parcours d’itinérance… Cela s’observe également pour les populations LGBTQIA+. Voilà aussi pourquoi l’abolitionnisme devrait être une question féministe. Des femmes sont incarcérées parce qu’elles ont été victimes, parce qu’elles sont pauvres, parce qu’elles appartiennent à des minorités ethniques…
Selon vous, le système pénal contreviendrait, dans les faits, à l’un de ses principes fondamentaux : une peine ne doit affecter que la personne condamnée. Vous dénoncez la peine qui se répercute sur les proches de la personne incarcérée.
Une analyse féministe du système pénal montre que les personnes affectées par l’existence de la prison sont, en premier lieu, les personnes incarcérées, et donc pour l’essentiel des hommes, mais, à l’extérieur, ce sont surtout des femmes qui sont affectées par l’incarcération de proches. Parce que, dans notre société, on attend davantage des femmes que des hommes d’être solidaires. Ce sont donc très majoritairement des femmes que l’on retrouve au parloir ou qui envoient de l’argent aux détenus. C’est aussi en ce sens-là que la prison est une question féministe car elle affecte l’existence des femmes, en particulier des femmes issues des milieux populaires, de l’histoire des migrations et de la colonisation. Les proches purgent une peine sans qu’aucun juge les ait condamnés. Lors du procès, les proches se sentent souvent jugés et condamnés comme étant de mauvais parents, de mauvaises mères, des compagnes qui n’ont pas su empêcher le passage à l’acte. Et puis cette solidarité qui est attendue des femmes est extrêmement pesante et a des dimensions financières, matérielles. Il y a aussi l’après-prison, avec la préparation de la sortie qui repose souvent sur les proches, avec la recherche d’un logement, d’un emploi…
De nombreux mouvements féministes ont œuvré à l’amélioration de la qualité de vie des femmes dans les prisons en adaptant celles-ci aux besoins des femmes. Vous dénoncez ce type d’action.
C’est une des raisons pour lesquelles je m’inscris en faux contre les courants dominants du féminisme car c’est une des impasses auxquelles ils nous ont confrontés. Sous couvert de progressisme, ils ont porté des revendications en faveur de l’amélioration des conditions de détention des femmes, en s’appuyant sur la spécificité de leurs besoins. Ces approches permettent de justifier l’incarcération des femmes, mais aussi la construction de nouvelles prisons. On développe alors un système dont on sait qu’il se remplit toujours. Ces populations, lorsqu’elles étaient à l’extérieur, n’avaient pas accès aux ressources qu’on leur offre une fois qu’elles sont incarcérées. C’est un paradoxe. Elles en auraient eu besoin bien avant pour éviter d’être criminalisées.
Cette approche sexo-spécifique est-elle forcément une mauvaise chose ? Ne pourrait-on pas sortir de ces représentations en faisant évoluer les mentalités tout en conservant le système pénitentiaire ?
Les prisons pour femmes et celles pour hommes ne sont pas pensées de la même façon. Ces institutions s’inscrivent dans une société patriarcale. Les attentes sociales à l’égard des hommes et à l’égard des femmes sont différentes. Dans les prisons pour hommes, on pense beaucoup la question de la violence, de l’activité physique, avec ce présupposé que celle-ci est un moyen de réduire la violence. Il y a aussi une forme de tolérance à l’égard de la sexualité hétérosexuelle avec cette idée que les hommes qui ont des rapports sexuels avec des femmes sont plus calmes. Par contre, dans les prisons pour femmes, d’autres représentations sont en jeu, et notamment l’idée que les femmes se subliment davantage sexuellement que les hommes. On ne pense pas la sexualité des femmes en termes de pulsions mais de besoins de tendresse. Cela explique des formes de tolérance de la sexualité entre femmes dans ces prisons. Et puis comme les femmes, dans nos sociétés, sont encore largement pensées comme des mères et des compagnes, les formations, les activités professionnelles qui leur sont proposées (coiffure, couture, esthétique…), sont souvent liées à ce qui est attendu d’une ménagère.
Certains mouvements abolitionnistes et féministes appellent à la décarcéralisation des femmes : plus de prison pour les femmes. Pourquoi ne pas partager cette position qui semble allier vos deux combats : féminisme et abolition de la prison ?
Cela a été discuté au sein des mouvements abolitionnistes comme une possible étape vers la décarcéralisation totale. Cette stratégie, celle du « réductionnisme », repose sur la réduction de la population pénale jusqu’à atteindre le plus petit nombre possible de personnes incarcérées. L’une des critiques qu’on peut adresser à cette stratégie est qu’elle risque de légitimer l’incarcération d’autres personnes. On risque d’avoir à justifier cette stratégie par des arguments du type : « les femmes sont moins dangereuses ». Ou alors : « ces personnes ne méritent pas d’aller en prison ». Mais dire ça, c’est dire, en contrepoint, que d’autres personnes méritent d’aller en prison. Il est assez facile de convaincre la population que la plupart des gens incarcérés ne sont pas dangereux et ne portent pas préjudice à la vie sociale, mais le projet abolitionniste est bien d’abolir la prison pour tout le monde.
Que faites-vous des personnes dangereuses ?
On constate qu’aujourd’hui les personnes dangereuses ne sont pas en prison – y compris pour les auteurs de viols. Aujourd’hui, la définition des crimes fait que ce sont les auteurs de violences interpersonnelles qui sont pensés comme étant dangereux. Mais les personnes qui ont des formes de responsabilités dans des violences structurelles ne sont pas incarcérées. On pourrait donc d’abord considérer la question de savoir qui sont les personnes dangereuses. Qu’est-ce que la dangerosité ? Est-ce uniquement la dangerosité dans des relations interpersonnelles ?
Une fois que l’on a dit cela, reste tout de même la question des violences interpersonnelles. Les abolitionnistes ne proposent pas de résoudre le problème des violences interpersonnelles par l’autodéfense, mais de faire le pari d’un changement des relations sociales et des rapports de domination qui ferait diminuer ces violences.
Il faut cependant reconnaître qu’il est complexe de prendre en charge les violences interpersonnelles sans avoir parfois recours à l’éloignement, à des formes de confinement, pour la durée la plus limitée possible et avec un objectif de protection.
Alors, que proposent les abolitionnistes pour rendre justice ?
L’une des propositions est celle de la justice transformative (JT), dont l’objectif est de répondre aux besoins des victimes sans passer par le système pénal. De toute façon, beaucoup de populations parmi les plus marginalisées ne peuvent pas compter sur le système pénal pour les protéger : par exemple, recourir à la police risquerait de les criminaliser elles-mêmes. Mais leurs besoins, en tant que victimes, sont ceux de toutes les victimes. La JT se situe en dehors du système pénal et repose sur une approche communautaire qui implique à la fois l’auteur, la victime, mais aussi leur entourage… la communauté au sens large. Les procédures mises en place par la JT ont notamment pour but que les auteurs évoluent, changent. La communauté est aussi appelée à changer pour empêcher que des faits similaires se reproduisent. Cela peut prendre la forme de rencontres entre les auteurs et les victimes, lorsque ces dernières le souhaitent. La priorité est donnée aux besoins des victimes tout en essayant de faire évoluer l’auteur, en changeant son attitude, et de participer ainsi à la prévention d’une possible récidive. L’idée est de ne pas recourir à des professionnels et de mobiliser des communautés différentes selon les actes et selon les personnes impliquées. La JT se distingue donc du face-à-face auteur/victime qui est celui du procès pénal, où l’auteur n’a aucun intérêt à changer. Avec cette forme de justice, on s’éloigne de la conception de la responsabilité individuelle qui est celle du système pénal, qui relie toujours un fait à un individu. La JT part de l’idée de responsabilité collective, ce qui ne veut pas dire que l’auteur n’est pas responsable. Par exemple, on ne peut pas penser un viol sans la société patriarcale qui le permet ; donc, lutter contre le viol, ce n’est pas simplement désigner des auteurs, mais changer les rapports sociaux.
N’est-ce pas oublier le besoin de vengeance des victimes ?
Le besoin de vengeance se manifeste souvent au début du parcours de la victime. Lorsqu’on parle des actes les plus graves, beaucoup de récits de victimes soulignent que c’est en sortant de la haine et de ce désir de vengeance qu’elles se sont réparées. C’est lorsqu’on a la capacité de donner un sens au drame qu’on a subi qu’on y survit et qu’on se répare. Le besoin de vengeance est légitime, quasi naturel, mais ce n’est pas cela qui répare sur le long terme. La vengeance ne peut jamais être vraiment à la hauteur du préjudice subi.
Propos recueillis par François de Monès et Annabelle Perrin