La bibliothèque des livres consacrés à la « vraie » personnalité de Jésus et à celle de Marie a beau être déjà considérable, elle ne cesse de s’enrichir. Ce n’est pas exactement un genre en soi car les approches sont très différentes, allant de l’histoire des religions et de la théologie jusqu’au roman. Deux livres illustrent cette opposition des démarches : Marie de James Tabor et L’affaire Jésus, un quiproquo ? de Jean-Joël Duhot.
James Tabor, Marie. Trad. de l’anglais par Cécile Dutheil de La Rochère et Nathalie Gouyé-Guilbert. Flammarion, 380 p., 22,90 €
Jean-Joël Duhot, L’affaire Jésus, un quiproquo ? Kimé, 156 p., 18 €
Quand on voit que, depuis bientôt deux millénaires, les Occidentaux s’interrogent sur l’identité « véritable » de Jésus et de Marie, on est porté à juger l’exercice un peu vain et la plupart des arguments circulaires. Selon que l’on voit en Jésus une très forte personnalité ou l’Incarnation de Dieu soi-même, on sera plus sensible à tel aspect ou à tel autre, par exemple à sa vie terrestre avérée ou à sa résurrection des morts. Pour l’essentiel, le débat a été tranché par l’Église, formulant son dogme à Nicée en 325 et l’affinant au fil des conciles successifs, au fur et à mesure de sa propre institutionnalisation. La question reste délicate pour ceux qui, ne se reconnaissant pas chrétiens, voudraient comprendre ce moment exceptionnel de notre histoire.
Les faits sont connus. Vers 6 ou 5 avant l’ère chrétienne (en tout cas, du vivant d’Hérode, qui est mort en 4 av. J.-C.), naquit dans une petite ville juive un homme dont le rayonnement allait changer la face du monde. Une trentaine d’années après sa mort ignominieuse, son rayonnement serait déjà si considérable que l’empereur Néron pourrait juger politiquement habile de lancer un pogrome contre ses sectateurs. Trois siècles plus tard, un autre empereur, Constantin, instituerait une religion nouvelle fondée sur l’enseignement de cet homme qui était peut-être le Messie attendu par les Juifs. Comme il semble que la grossesse de sa mère se soit produite dans des conditions très particulières, on ne cesse depuis lors de gloser sur les personnalités de cette famille, exceptionnelle aussi par la précision des informations dont nous disposons à son sujet. On voudrait toujours en savoir davantage, comme si cela pouvait aider à mieux comprendre l’essentiel.
On pourrait résumer l’enjeu en disant que la question de l’identité de Jésus se ramène à celle de savoir s’il peut ou non être dit « Christ ». En réalité, les choses ne sont pas si simples car christos, peu usité en grec classique, a été utilisé par les évangélistes, comme en latin ecclésiastique messias, pour traduire l’araméen meschikhâ qui signifie « graissé », « oint ». Le mot s’applique aux rois dans la mesure où ils ont été frottés de l’huile du sacre. C’était le cas du roi David, et aussi des rois de France, qui étaient dits « christs » après leur passage à Reims. Le mot pourrait donc n’avoir eu qu’une connotation politique – celle à laquelle pense Pilate – s’il n’y avait eu cette proclamation de Paul : « Christ est ressuscité ! »
L’interprétation de Duhot est fondée sur deux thèses. La première est que l’évangile de Jean, ordinairement présenté comme tardif (fin du Ier siècle), serait en fait – sans être nécessairement le plus ancien des évangiles – rédigé pour l’essentiel par quelqu’un qui connaissait bien les lieux et les enchaînements chronologiques de la vie de Jésus. Les trois autres évangiles montreraient pour leur part une ignorance des conditions concrètes de l’existence de Jésus. Leurs auteurs auraient rassemblé dans un certain désordre des propos rapportés par des intermédiaires, sans avoir connu les personnes en jeu ni même être allés eux-mêmes à Jérusalem. Si l’on admet cette vision qui bouleverse les idées reçues, on peut faire du quatrième évangile le témoin le plus pertinent de l’existence terrestre de Jésus. Pourquoi pas ? Les arguments ordinairement avancés pour juger tardif cet évangile peuvent effectivement être contrecarrés en supposant que Jean aurait reçu la collaboration d’un intellectuel de haut vol, qui pourrait être ce Nicodème avec qui Jésus discutait la nuit. Duhot est convaincant et sa lecture précise de cet évangile stimule la réflexion.
Le deuxième point tient à l’habituelle traduction par « Juif » du mot ioudaios. Duhot voit là un automatisme de la pensée qui s’apparente à un contresens. La vie de Jésus se passe dans un pays où, hormis les soldats et administrateurs romains, tout le monde est juif ; il n’y aurait donc pas de sens à s’en prendre aux « Juifs ». Le sous-entendu des traductions habituelles est que, dans ces tirades qui ont justifié l’antisémitisme chrétien, Jésus s’attaquerait à ceux qui restent (religieusement) juifs par opposition à ceux qui le suivent en christianisme, ce qui supposerait qu’existe déjà quelque chose comme « le christianisme ». Duhot propose de traduire par « Judéen », c’est-à-dire habitant de la Judée (dont Jérusalem est le centre), par opposition aux Samaritains ou aux Galiléens, lesquels ne sont pas moins juifs que les Judéens – sachant que Jésus est galiléen et qu’en plusieurs passages des évangiles cette différence des « tribus » est explicitement marquée. Plus précisément, l’emploi du mot « Judéens » désignerait par synecdoque les hautes autorités religieuses de Jérusalem qui ont la main sur le Temple. L’argumentation de Duhot est plus que crédible : elle emporte la conviction. Elle est même incontestable à propos de Jean 7 où il est dit que nul prophète ne peut venir de Galilée. Elle a aussi le mérite de saper le fondement de l’antisémitisme chrétien, en montrant que celui-ci a pour origine une traduction indéfendable. Il paraît difficile de ne pas voir dans la traduction par « Judéen » un apport définitif, qui change beaucoup de choses sur le fond.
La question est de savoir si l’on peut en déduire avec Duhot que Jésus serait un intellectuel formé à la théologie stoïcienne, dont les pratiques thaumaturgiques auraient soulevé l’enthousiasme révolutionnaire des Galiléens pauvres contre une aristocratie cléricale judéenne qui, en accord avec l’occupant romain, tenait le Temple avec le pouvoir et les revenus y afférents. Il s’agit au fond de déterminer ce qu’il y a à expliquer : est-ce vraiment de savoir pourquoi les autorités religieuses obtiennent du procurateur romain l’exécution infamante d’un personnage manifestement d’envergure exceptionnelle ?
On peut effectivement comprendre que les autorités religieuses qui s’accommodaient de l’occupation romaine aient pu redouter les effets d’une révolte populaire, désastreux certes pour leur pouvoir mais aussi pour tous les Juifs. La terrible répression des années 66-70, se concluant par la destruction du Temple devait montrer a posteriori le bien-fondé d’une telle inquiétude. L’Église a préféré voir là un conflit purement religieux, on saisit pourquoi ; aller contre n’est pas choquant. On peut toutefois penser que l’objet vraiment intéressant est moins de connaître en détail la vie de Jésus que de comprendre la naissance d’une religion, nouvelle à tous points de vue. Il est frappant que les chrétiens aient été déjà aussi nombreux à Rome, trente ans seulement après la crucifixion. Le vrai mystère, c’est la réussite du christianisme.
Le livre de James Tabor (un nom prédestiné pour qui s’intéresse à la Galilée !) relève d’un tout autre genre : il vise clairement le statut de bestseller. Le propos est donc abondamment délayé. En guise de démonstration, on ressasse la même sentence. Un exemple parmi beaucoup, la date de naissance de Marie. Tabor affirme d’abord que Jésus est né en 4 avant l’ère chrétienne, avant de dire 5, ce qui ne change pas grand-chose. Matthieu écrit que Jésus est né « sous le règne d’Hérode », puis que Joseph et sa famille se sont enfuis en Égypte « jusqu’à la mort d’Hérode », dont nous savons qu’elle eut lieu en 4 av. J.-C. Il est donc acquis que Jésus devait être né au plus tard au tout début de cette année-là.
Tabor va plus loin : il ajoute que, l’âge habituel de la première maternité étant alors de 15 ans, tel est l’âge que Marie avait « sûrement » lors de sa grossesse, ce dont il déduit qu’elle est « forcément » née en 19. Et, page après page, il répète cette affirmation gratuite : il traite une hypothèse plausible comme un fait démontré, sans même les adverbes d’atténuation qui pourraient accompagner toutes ses assertions improuvables. Les évangélistes n’évoquent la présence de Joseph que durant les premières années de Jésus. Cela peut s’expliquer de diverses manières ; sa mort précoce est une explication possible, mais il en est d’autres non moins vraisemblables. Cela n’empêche pas Tabor de répéter page après page que Marie aurait été une jeune veuve – après, tout de même, bon nombre de grossesses !
Tabor entreprend de peindre Marie en très forte personnalité, issue d’une grande famille. Elle aurait eu au moins « huit » enfants et, après ce veuvage précoce, aurait joué un rôle majeur dans la naissance du christianisme. Pourquoi pas ? Cette figure féminine attire davantage la sympathie que les images sulpiciennes dans lesquelles l’Église s’est attachée à l’enfermer. Rien n’interdit de se la représenter ainsi, mais on est hélas dans l’affirmation gratuite aussi longtemps que n’est fourni aucun argument solide.
Le lecteur attend Tabor au tournant du « jardin secret » : il faut bien que Jésus ait eu un père biologique puisqu’il a été pleinement homme. Matthieu et Luc disent clairement que Joseph n’est pas ce père mais ils ne disent pas que Marie n’a pas connu d’homme. Elle sera enceinte « par l’action de l’Esprit-Saint » comme, dit l’ange, Élisabeth, qu’on disait trop vieille et stérile et qui en est à son sixième mois (Luc 1, 36 sq.). Il y avait eu aussi, du temps d’Abraham, le précédent de Sara, tombée enceinte presque centenaire. Si l’on accepte cette lecture ingénieuse, il reste à rêver sur un amour de jeunesse de cette jeune femme juive dont Joseph eut à préserver la réputation…
En réévaluant le rôle de Marie, Tabor insiste aussi sur l’importance de la fratrie de Jésus. Il est en effet assez étrange que l’Église tienne tellement à ce que le Christ ait été l’unique fils de Marie – on veut qu’elle ait été éternellement vierge – alors que Marc (6, 3) nomme ses quatre frères (Jacques, José, Jude et Simon) et mentionne « ses sœurs ». Il est tentant de déduire de cette énumération que Jacques serait le même que l’on voit diriger le groupe des chrétiens jusqu’à son assassinat en 62 qui laissera le champ libre à l’influence paulinienne. L’hypothèse est séduisante, comme celle selon laquelle le « disciple que Jésus aimait » serait le même Jacques, son petit frère, et pas, comme le veut la tradition, l’apôtre Jean, à qui est attribuée la rédaction du quatrième évangile.
L’enthousiasme de Tabor est communicatif et l’image qu’il donne de Marie est attachante. Il « ressuscite » une belle figure féminine que l’Église s’est évertuée à occulter, à la fois par misogynie et par un refus de la sexualité qui n’était pas le fait de la tradition juive. On regrette seulement qu’il présente comme résultats scientifiques ce qui n’est qu’hypothèses. Son registre s’apparente à celui de ces textes déclarés apocryphes qui, durant les premiers siècles de l’ère chrétienne, complétaient les évangiles. Pour beaucoup d’entre eux, nous ne pouvons savoir dans quelle mesure il s’agit de pures inventions romanesques ou de mises par écrit de récits transmis oralement au fil de plusieurs générations.
Voilà donc deux nouveaux livres sur les « vrais » Jésus et Marie ; leur juxtaposition fait bien sentir la divergence des approches possibles de ce sujet sans doute inépuisable, entre la rigueur théorique de Duhot et cette rêverie de Tabor propre à séduire ceux qui se sont passionnés pour Da Vinci Code.