Voyageons encore, en Espagne et en Amérique latine

Disques (20)

Poursuivons en Espagne le voyage musical initié dans la dernière chronique. Et prenons pour guides trois disques plus ou moins récents qui, entre autres, présentent chacun une version très différente des Sept chansons populaires espagnoles de Manuel de Falla.


Cantinlena. Tabea Zimmermann, alto. Javier Perianes, piano. Harmonia mundi, 19 €

Canciones españolas. Bernarda Fink, mezzo-soprano. Anthony Spiri, piano. Harmonia mundi, 19 €

Encuentro. Estrella Morente, voix. Javier Perianes, piano. Harmonia mundi, 19 €


Des Asturies à l’Andalousie, c’est toute l’Espagne qui est offerte à celui qui écoute les Sept chansons populaires espagnoles composées par Manuel de Falla en 1914. Le musicologue Yvan Nommick, qui est l’auteur des livrets des trois disques réunis par cette chronique, explique que De Falla a choisi ces chansons populaires dans des recueils et qu’il « ne se contente pas d’harmoniser conventionnellement ces mélodies populaires, mais qu’il les renouvelle complètement au moyen, notamment, d’une écriture harmonique et d’un accompagnement pianistique très élaborés ». Et de citer le compositeur lui-même pour qui « l’accompagnement rythmique ou harmonique d’une chanson populaire a autant d’importance que la chanson elle-même ».

Disques (20) : voyageons encore, en Espagne et en Amérique latine Manuel de Falla

De fait, c’est avec un piano plein de caractère que débute l’ensemble : sautillements ironiques, rythme entêtant et broderie typiquement espagnole imitent le jeu d’un guitariste qui accompagnerait la mélodie nostalgique d’El paño moruno. Dans Asturiana, le piano à la fois scintillant et doux, réconfortant comme le pin vert du texte, sert d’accompagnement à une mélopée plaintive. C’est enfin un accompagnement percussif et guerrier qui soutient les « ¡Ay! » de Polo, cris déchirants de révolte contre les cruautés de l’amour. Pour (re)découvrir ces sept chansons, la maison de disques Harmonia mundi propose, entre autres, trois enregistrements qui, chacun à sa manière, illustrent l’idée de De Falla qui pense, « modestement, que c’est l’esprit plus que la lettre qui importe dans le chant populaire ».

Le premier, par la mezzo-soprano Bernarda Fink et le pianiste Anthony Spiri, dresse une galerie de portraits de personnages, très hauts en couleur et aux tempéraments bien caractérisés. Le deuxième, par la chanteuse de flamenco Estrella Morente et le pianiste Javier Perianes, fait la part belle au timbre guttural de la chanteuse tout droit venu d’Espagne avec elle. Beaucoup plus récemment, l’altiste Tabea Zimmermann et, à nouveau, Javier Perianes au piano donnent des chansons une version arrangée pour être purement instrumentale. Leur interprétation est d’une très grande expressivité ; l’alto y joue aussi parfois, en pizzicati ou en doubles cordes, le rôle d’accompagnateur. On peut entendre cette version dans un concert qu’ont donné les deux musiciens à la Fondation Juan March de Madrid, en mai 2015 (les chansons sont interprétées un peu après 1 h 5 min).

Par son exigence et sa qualité, Bernarda Fink mérite une place de choix parmi les chanteurs lyriques actuels. Avec une attention sans faille au mot et au timbre, mais aussi avec une expressivité très naturelle, elle aborde un vaste répertoire, qui va de Monteverdi à Piazzolla en passant par Gluck et Schubert. N’ayons pas peur des superlatifs : au concert comme au disque, elle sublime tout ce qu’elle chante ! Avec les Tondillas en style ancien d’Enrique Granados, contemporaines des chansons populaires de De Falla, Fink donne un autre aperçu de la mélodie espagnole qui ne manque décidément pas de caractère, comme en témoignent El tra la la y el punteado, fier et moqueur, ou El mirar de la maja, tout en contemplation. Mais c’est un tout autre univers qui est contenu dans les Quatre chansons séfarades composées par Joaquín Rodrigo (l’auteur du célèbre Concerto d’Aranjuez) en 1965. Respóndemos est une prière angoissée, accompagnée par de sombres accords du piano. Il y a quelque chose de mystérieux et d’oriental dans la berceuse Nani, nani, qui envoûte par le petit leitmotiv exécuté au piano et par les vocalises charmeuses de la mezzo-soprano.

Disques (20) : voyageons encore, en Espagne et en Amérique latine Manuel de Falla

On retrouve El mirar de la maja à l’alto et au piano dans le disque de Tabea Zimmermann et Javier Perianes, dans une adaptation qui propose un jeu brillant sur les registres des deux instruments, jeu qui fait l’effet d’un dialogue entre les yeux de la bien-aimée du texte et l’homme qu’elle n’ose pas regarder. D’autres chansons espagnoles, de Xavier Montsalvatge et de Pablo Casals, sont aussi transcrites ici. Zimmermann s’en empare comme si l’alto en avait été d’emblée le destinataire. Et elle a raison, elle qui tire de son instrument des vibrations généreuses, si propices à une expressivité musicale tantôt profonde tantôt légère, exactement comme la voix. L’altiste et le pianiste nous emmènent également en Amérique latine puisque leur voyage commence en Argentine, avec Le Grand Tango d’Astor Piazzolla. Plus loin dans le programme, une échappée au Brésil, avec l’Ária de la cinquième des Bachianas Brasileiras d’Heitor Villa-Lobos, n’est pas du tout mal venue : on admire comment un alto et un piano peuvent remplacer une soprano et huit violoncelles, que ce soit dans les vocalises initiales et finales ou dans la puissante déclamation intermédiaire.

Estrella Morente, avec Javier Perianes, complète quant à elle son disque avec les douze Chansons espagnoles anciennes arrangées par Federico García Lorca. D’après Yvan Nommick, « les harmonisations de Lorca sont simples et de bon goût, et surtout efficaces : elles distillent toute la saveur populaire des chansons, sans les dénaturer par des harmonisations étranges ou trop recherchées ». En effet, on se rend compte en écoutant ces chansons que, chez De Falla et Granados, le piano, certes merveilleux, envahit la mélodie populaire (même si ce n’est pas pour la desservir). Avec García Lorca, pour qui la lettre et l’esprit sont sans doute d’égale importance, la chanson populaire se dévoile en toute simplicité, mais sans rien perdre de sa force. En témoigne la Romance de Don Boyso que Morente et Perianes interprètent avec une nostalgie poignante. Ou encore Sevillanas du XVIIIe siècle : avec la voix de la chanteuse de flamenco et l’accompagnement effréné du pianiste, on a l’impression de profiter de l’animation de la ville, au milieu des femmes de Séville et des gars de Triana. ¡Ay!


Retrouvez toutes nos chroniques « Disques » en suivant ce lien.

Tous les articles du n° 105 d’En attendant Nadeau