C’est une gageure que d’entreprendre aujourd’hui une histoire sur la longue durée des polices en France. D’abord parce que, disons-le d’emblée, contrairement à la littérature, l’historiographie a préféré depuis longtemps aux policiers les brigands, les criminels et criminelles, les apaches, les voyous, les voleuses… Alors que la confiance en la police est au plus bas, la publication d’Histoire des polices en France est un événement.
Vincent Milliot (dir.), Emmanuel Blanchard, Vincent Denis et Arnaud-Dominique Houte, Histoire des polices en France. Des guerres de Religion à nos jours. Belin, coll. « Références », 584 p., 41 €
D’autres chercheurs s’étaient brisé les doigts sur la police (Jean-Marc Berlière et René Lévy, Histoire des polices en France. De l’Ancien Régime à nos jours, Nouveau Monde, 2011), soit qu’ils fussent trop nourris par une sociologie des normes, asséchant cette histoire en en faisant celle d’une simple institution, soit qu’ils fussent par trop attirés et même pour certains fascinés par leurs personnages, tirant le récit vers l’anecdotique et le spectaculaire, le savant policier fin-de-siècle ou le « flic collabo ».
Si, en creux de cette histoire de la marge, étaient esquissés le portrait du lieutenant général de police d’Ancien Régime et ceux des agents anonymes de la sûreté du début du XXe siècle par exemple, restait le plus souvent dans l’ombre l’histoire des politiques de gestion et de maintien de l’ordre de la cité, alors même que les archives les concernant sont considérables. C’est peut-être la deuxième difficulté d’une telle entreprise : l’incroyable masse archivistique de règlements, de circulaires, mais aussi de représentations et de discours sur la police.
Sur cet objet, il ne faut pas avoir peur des excès : le livre d’Emmanuel Blanchard, Vincent Denis, Arnaud-Dominique Houte et Vincent Milliot est monstrueux ; il ne pouvait en être autrement. Comme chacun sait, c’est la même chose en histoire et dans la rue : « la police est partout ». Et loin d’atténuer son importance, les nouvelles questions qui depuis vingt ans agitent la discipline n’ont fait que renforcer la nécessité de son étude : l’histoire du genre, l’histoire postcoloniale, mais aussi l’histoire culturelle, sont traversées par celle de la police. Ce livre est habité par cette nouvelle historiographie et c’est sans doute pour cela qu’il fait événement.
Ajoutons une troisième difficulté à laquelle étaient confrontés nos quatre mousquetaires, celle d’écrire ensemble cette histoire des polices des guerres de Religion à nos jours. Autrement dit, se posait à des auteurs devenus des spécialistes incontestables de l’histoire des politiques de l’ordre pour des périodes distinctes, le problème d’écrire collectivement. On peut rappeler les apports essentiels de chacun, de Vincent Milliot sur « L’admirable police »: Tenir Paris au siècle des Lumières (Champ Vallon, 2016), de Vincent Denis sur l’identité et ses papiers (avec Ilsen About, Histoire de l’identification des personnes, La Découverte, 2010), d’Emmanuel Blanchard sur l’ordre colonial (La police parisienne et les Algériens, 1944-1962, Nouveau Monde, 2011) et d’Arnaud-Dominique Houte sur la gendarmerie (Le métier de gendarme au XIXe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2010) avant son ouvrage à paraître sur le vol et sa répression.
Il n’est pas inutile de rappeler que la plupart des collectifs produits par nos sciences sociales soit revendiquent l’hétérogénéité (en adoptant le principe du dictionnaire) soit ne prennent pas au sérieux la question du récit et, plutôt que de proposer une histoire, livrent aux lecteurs des histoires qui ne sont en réalité que la mise en série de plusieurs monographies. Le présent ouvrage, publié dans une collection dirigée par Joël Cornette, n’appartient à aucune de ces deux catégories ; il renoue avec ce qui a été pour beaucoup d’historien.ne.s de ma génération des entreprises exemplaires, celles des grands collectifs des années 1980, à commencer par l’Histoire de la vie privée sous la direction de Philippe Ariès et Georges Duby (Seuil, 1985).
Et lorsque nous avons ouvert ce gros et lourd volume (le poids est dû au papier qui justifie, semble-t-il, le prix à nos yeux trop élevé de 41 euros), nous n’étions pas sans inquiétudes. La collection de Joël Cornette, malgré ses ambitions affichées, verse souvent dans le manuel de référence en brisant les hésitations des écritures de l’histoire. Rien de cela ici : les auteurs ne cachent pas que l’entreprise n’a pas été facile et l’objet garde les impuretés propres au travail de recherche. C’est en effet par atelier que les auteurs ont procédé – ils en donnent généreusement des synthèses à la fin du livre, soucieux là encore de ne pas figer cette histoire.
Cette même préoccupation se retrouve dans l’usage des images. L’ouvrage n’est pas illustré, mais un ensemble de reproductions de documents (archives, gravures, photographies) construit un récit parallèle qui fait voyager le lecteur dans l’iconographie mais aussi dans les archives. Chaque document fait l’objet d’une longue notice. Dans cette histoire longue, on peut découvrir le marquis de Sade dans le tableau de surveillance de la section des Piques (début 1794), le fichier « juif » de la préfecture de police de Paris aujourd’hui conservé au Mémorial de la Shoah, ou encore une gravure d’un gendarme au milieu du XIXe siècle.
Sans doute, la grande force de cette Histoire des polices en France est de n’avoir pas lissé le récit en le soumettant à certains concepts trop utilisés par les temps qui courent, à commencer par ceux de Michel Foucault. On sait l’intérêt que le philosophe porta au Traité de la police de Nicolas de La Mare (1707) et combien il fut décisif dans l’élaboration du « biopouvoir ». Les auteurs du livre ont lu Foucault, mais se gardent bien de placer leur histoire collective sous le signe trop facile de l’auteur du cours « Sécurité, territoire, population ». Ils sont prudents ; quand ils voient qu’ils n’ont pu faire état d’un épisode important, ils n’hésitent pas ajouter un encadré (celui sur la répression policière en 1967 en Guadeloupe est particulièrement bienvenu). Et si les mots ne leur permettent pas d’être aussi précis qu’ils le souhaiteraient, ils dessinent une carte ou font un schéma (ainsi, on comprend enfin le fonctionnement de la police parisienne en 1789 et le partage entre police active et police admistrative). Disons-le, c’est réjouissant de voir en un seul ouvrage autant de manières d’écrire cette histoire. Il y a là une générosité qui est rare.
Il faut dire que l’histoire est, comme toujours, complexe. Si la police s’affirme, se professionnalise, se discipline, si elle se diversifie (avec la lutte contre la délinquance en col blanc chère à Pierre Lascoumes), son évolution n’est pas en ligne droite, elle est sans cesse saisie par d’autres événements (des guerres, des situations économiques, des événements politiques). C’est en somme l’histoire d’un grand corps que nous donnent à voir et à lire les quatre historiens. Ce corps se met au service des politiques successives (avec le terrible épisode vichyssois, pour le XXe siècle) mais acquiert aussi progressivement une identité propre ; s’il y a bien des polices, leurs histoires sont cumulatives dans l’imaginaire social.
Ce que montre ce livre très utilement, c’est combien le rapport des contemporains à leur police est un indice démocratique (le célèbre slogan de 1968 repris des grèves de 1947, « CRS SS », en est l’exemple le plus évident). Certains ne manqueront pas de noter que cet indice est bien bas dans la France de 2020. Sur la question de savoir comment y remédier, les auteurs ne livrent aucune clé. C’est bien dommage. Il n’est pas sûr que le rôle donné aux policiers dans la crise sanitaire majeure que nous traversons élève le niveau de cet indice. En France, le bleu marine a bien du mal à se marier avec le blanc.