Les espions montent au filet

Une petite partie de badminton ? Avec plaisir, lorsque c’est John le Carré qui l’organise et envoie sur le terrain quelques fines raquettes pour des échanges d’un fair play douteux mais d’un suspense certain. Écrit à l’occasion du Brexit, Retour de service est un roman vif, plein d’intelligence et de drôlerie, dans lequel les espions joueurs de badminton défendent une Union européenne menacée.


John le Carré, Retour de service. Trad. de l’anglais par Isabelle Perrin. Seuil, 304 p., 22 €


Le narrateur de Retour de service (Agent Running in the Field dans le joli titre anglais du nouveau John le Carré), Nat, vient de rentrer à Londres, après des années de bons et loyaux services à l’étranger comme conseiller commercial auprès des ambassades ou des consulats, c’est-à-dire comme recruteur d’agents (agent runner) pour les services secrets de sa Majesté. Il sait qu’en dépit de sa bonne forme physique (merci le badminton) et de son excellente connaissance des pays ex-communistes où il a travaillé, son âge (47 ans) et son rang dans la hiérarchie du MI6 le vouent à une prochaine mise au rancart.

Mais, ô surprise, le placard qui lui est proposé semble un peu plus spacieux et moins poussiéreux que prévu. L’ayant accepté, il se retrouve à la tête d’une sous-sous-section du renseignement appelée Le Refuge, qui ressemble furieusement au Brixton de La taupe du même le Carré ou au Slough House des romans de Mick Herron, c’est-à-dire à un dépotoir où le service relègue incapables, originaux et fortes têtes.

John le Carré, Retour de service

John Le Carré © Stephen Cornwell

Nat pourrait donc commencer à couler des jours raisonnablement intéressants et tranquilles entre remise en ordre du Refuge, compètes hebdomadaires badistes (la métaphore du badminton étant centrale dans le roman) et vie de famille paisible auprès d’une épouse avocate plutôt de gauche. Mais c’est compter sans le Brexit et un certain Ed !

En effet, nous sommes en 2018, avant le référendum et la visite de Trump en Grande-Bretagne, sous un gouvernement conservateur « de dixième ordre » dont le ministre des Affaires étrangères (Boris Johnson) est aussi ignorant qu’un âne (« pig-ignorant »). Telle est en tout cas l’opinion discrète de Nat, et celle haute et forte de son partenaire de badminton, Ed, jeune homme « très intelligent dans la limite de ses opinions arrêtées », qu’il a rencontré à son club et pris en affection. Après chaque match, les deux joueurs discutent politique autour d’un verre, ou plus exactement Ed, défenseur d’une Europe unie, donne libre cours, devant un Nat compréhensif mais réservé, à sa haine de Trump, de Poutine, et « des profiteurs [britanniques] bourrés de fric se faisant passer pour des hommes du peuple qui mènent [le pays] vers le précipice ». Les uns et les autres, pense-t-il, veulent saboter l’Union européenne, tandis que la Grande-Bretagne, uniquement soucieuse de contrats commerciaux, s’est définitivement résolue à n’être plus que le « toutou » d’un président américain proto-fasciste, lié aux milieux fondamentalistes religieux.

De telles opinions, que John le Carré partage et s’amuse à présenter avec un brin d’excès vitupératif grâce à Ed, vont faire prendre à ce dernier de malencontreuses décisions qui mettront Nat en délicate posture. Alors, le jeu familier mais toujours renouvelé de l’espionnage, dont l’auteur a une impeccable maîtrise, celui où rien ni personne n’est ce qu’il paraît être, où tous les coups sont permis, s’enclenchera.

John le Carré, Retour de service

Il fonctionne comme d’habitude à plusieurs niveaux. Les événements du récit, organisés sur le mode des « poupées russes », permettent à Nat, et donc au lecteur, d’effectuer des voyages (à York, en République tchèque), de rendre visite à de vieux agents « dormants » susceptibles d’être réveillés, de participer à des réunions entre services rivaux du renseignement, d’assister – impeccable scène – à une méticuleuse opération de surveillance dans un parc bondé, de voir changer de main des lettres codées et changer tout court les identités… De la réussite ou non de ces diverses manœuvres dépend le maintien ou non d’équilibres géostratégiques, mais qui décide quoi et dans quel but demeure mystérieux. Une mission peut toujours en cacher une autre, les loyautés être doubles ou triples, posant les grandes questions de la vérité, de la fidélité et de la traîtrise chères à l’auteur.

Mais si les processus, les figures, les feintes, les dilemmes de Retour de service sont ceux que le Carré affectionne depuis longtemps, le nouvel univers du pouvoir et du renseignement qu’il y évoque ne ressemble plus en rien à celui de ses grands romans de la guerre froide des années 1970. Les nouveaux maîtres du monde et leurs nouveaux espions n’ont pas la formidable étoffe à la fois banale et tragique des Karla et des Smiley ; êtres de moindre intensité évoluant dans un monde de bouffonnerie, ils trouvent leur juste rôle sous un éclairage comique (voir, par exemple, la prometteuse et dangereuse nouvelle espionne russe du livre, « remplaçante » de style start-upeuse du formidable Karla).

Le siècle ne saurait produire, semble-t-il, que d’aimables petits héros et des vilains d’envergure moyenne. La malignité des temps ne parvient qu’à faire enrager, pas à susciter de métaphysiques questionnements ; elle provoque le rire (jaune) ou le sourire. Ainsi le roman s’achève-t-il en comédie, sur une fin optimiste, très inhabituelle chez l’auteur, avec une noce et une exfiltration combinées qui tiennent à la fois de Feydeau et de Clausewitz.

Retour de service, vingt-sixième roman de John le Carré, n’est peut-être pas son meilleur (certains personnages sont schématiques, le dénouement précipité, des questions mal résolues), mais il charme par ses smashes, rushs, lobs, kills, plongeons et montées au filet. Comme une belle partie de badminton, somme toute, impeccablement coachée par un grand maître.

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