Dynamique de la sacralisation

On l’a proclamé cent fois, la postmodernité signifie la fin des « grands récits ». Mais, après cette fin, et pour paraphraser Nietzsche, combien de grands récits sont encore possibles ? Le dernier livre du sociologue allemand Hans Joas propose une autre version du récit, raconté ad nauseam, de la très fameuse sécularisation. Et si le confinement nous a privés d’un colloque destiné à le discuter – il devait se tenir à Paris les 19 et 20 mars à l’initiative des Archives Husserl, du Centre Sèvres et du CEVIPOF –, il ne peut nous enlever l’intérêt de sa lecture ni nous empêcher de tenter la gageure d’en résumer le contenu tout en en soulignant les enjeux.


Hans Joas, Les pouvoirs du sacré. Une alternative au récit du désenchantement. Trad. de l’allemand par Jean-Marc Tétaz. Seuil, coll. « La couleur des idées », 448 p., 26 €


Hans Joas, actuellement « Ernst Troeltsch Professor de sociologie de la religion » à l’université Humboldt de Berlin, et professeur de sociologie et pensée sociale à l’université de Chicago, n’est pas tout à fait un inconnu en France. Les éditions du Cerf de naguère, dans la grande collection « Passages », avaient déjà traduit La créativité de l’agir (1999), ouvrage qui revêt d’ailleurs une grande importance dans l’œuvre de l’auteur ainsi que pour la compréhension de ses visées ultimes. En 2016, les éditions Labor et Fides publiaient Comment la personne est devenue sacrée. Une nouvelle généalogie des droits de l’homme, question sur laquelle revient l’auteur dans son dernier livre. C’est donc un parcours très cohérent de sociologue, opérant dans le champ de ce que l’on nomme aujourd’hui la théorie sociale, s’appuyant sur une théorie de l’action, très influencée par le pragmatisme américain (le livre de Joas sur Mead a été traduit aux éditions Economica en 2008), lui permettant de réévaluer certains territoires de la culture.

Avec ce dernier livre, Hans Joas donne une synthèse des pensées qui l’ont occupé depuis une bonne vingtaine d’années. Il s’agissait de reprendre à nouveaux frais la question de la religion et du sacré dans les sociétés contemporaines, de remettre en cause la théorie standard de la sécularisation (en bref : une fois reconnu le principe que la religion n’a jamais été dans l’histoire humaine que la manifestation visible de phénomènes sociaux invisibles, elle décline, s’estompe). Pour cela, il fallait d’abord revisiter l’archéologie de la discipline dite « histoire des religions » ou « science(s) des religions », ou encore divisée en sous-disciplines : sociologie des religions (ou de la religion, les glissements constants du singulier au pluriel sont significatifs), anthropologie, etc., pour ensuite rebondir sur une relecture de Max Weber et de son célèbre « désenchantement », afin de déboucher sur le récit « alternatif » exposant comment, loin de tout processus linéaire, un pouvoir insistant de création de valeur continue d’agir.

Mais, avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut s’arrêter un instant sur le titre. En allemand, le titre est Die Macht des Heiligen, traduit dans l’édition française par « les pouvoirs du sacré ». Le terme de Macht en allemand possède des connotations multiples, il sonne différemment selon que l’on entend Nietzsche ou Heidegger, Canetti ou Luhmann et tant d’autres, mais, malgré les explicitations de l’auteur lui-même, il valait peut-être la peine de traduire ici par « la puissance du sacré », car la puissance est autre chose que le ou les pouvoirs. Un philosophe et théologien du XXe siècle l’a parfaitement exprimé dans un petit ouvrage qui s’intitule précisément Die Macht (trad. fr. La puissance, Seuil, 1954). Romano Guardini écrit : « [on ne peut] parler de puissance au sens propre du terme que si deux éléments sont donnés : d’une part, les énergies réelles susceptibles de produire des modifications dans la réalité des choses, de déterminer leurs états et leurs rapports réciproques, mais, en outre, une conscience qui les habite, une volonté qui pose des buts, un pouvoir de mettre en mouvement les forces qui tendent vers ces buts ».

Hans Joas, Les pouvoirs du sacré. Une alternative au récit du désenchantement

Qui dit puissance dit règne, une sorte de pouvoir antérieur aux pouvoirs, la responsabilité de donner un sens cohérent à la totalité qui, dirait Bourdieu, « justifie » l’existence – et l’on peut entendre toute la polysémie du terme : légitimation, mais aussi « justification », être rendu « juste » au sens théologique. Toute la discussion du livre de Joas va s’engager précisément autour d’une notion de sacré dans laquelle il s’agira, à chaque fois, d’une création de l’homme – vérité bien vue par Nietszche mais interprétée différemment – introduisant la double dimension du sens, direction et signification, dans le monde. Ce que peut être das Rationale [1] chez Max Weber, ou ce que Joas nomme, inspiré par Troeltsch et avec une résonance kantienne forte, « le fait de la formation des idéaux » (Faktum der Idealbildung), c’est ce fait-là, cette puissance-là, qui va ensuite se diffracter en valeurs éthiques et entrer en interaction avec les pouvoirs politiques.

Comme Charles Taylor, qui dans L’âge séculier (Seuil, 2011) tentait de répondre à la question de savoir ce qui s’est passé entre la fin du Moyen Âge et le XXe siècle d’une autre manière qu’en termes de déclin ou de disparition, mais plutôt de « nouvelle position » d’une « perspective de transformation des êtres humains qui les porte au-delà ou en dehors de ce qui est normalement considéré comme l’épanouissement humain », occasionnant des « recompositions de la vie spirituelle en formes nouvelles », Joas, sans remettre en cause le fait qu’il se soit passé quelque chose, est persuadé qu’une des clés d’un « nouveau narratif de l’histoire des religions » se situe, on l’a dit, dans une relecture des origines de l’approche scientifique des phénomènes religieux. Il commence avec Hume et son « histoire naturelle », puis se concentre sur la psychologie de William James pour achever sa course, en étant passé par la case Durkheim, par une confrontation passionnante entre Max Weber et le déjà cité et trop oublié (ou brocardé pour sa notion d’« a priori religieux » par des théologiens comme Dietrich Bonhoeffer par exemple) Ernst Troeltsch, historien, sociologue et théologien allemand (1865-1923). (Au passage, il faut souligner le courage des éditions du Cerf de naguère et des éditions Labor et Fides qui avaient entrepris l’édition de l’œuvre de cet auteur : un volume a paru en 1996, Histoire des religions et destin de la théologie.)

On aurait aimé que Joas remontât jusqu’à la Réforme, car les historiens des sciences humaines et sociales semblent prendre de plus en plus conscience de ce que l’histoire des religions et les sciences religieuses en général doivent au conflit entre protestants et catholiques : opposition entre religions ritualistes ou cultuelles et religions « spirituelles », religions supérieures et primitives, entre magie et éthique, etc. Si les Grandes Découvertes ont joué également un rôle dans la construction de la conceptualité savante du phénomène religieux (apparition des concepts de monothéisme/polythéisme, en particulier), le rôle des controverses des réformes catholique et protestante ne peut être négligé, et ce n’est pas un hasard si, souvent, des protestants devenus anthropologues ont offert aux disciplines scientifiques leurs notions cardinales (mana, totem, etc.).

Ce chemin généalogique était indispensable pour, en quelque sorte, fixer l’objet et défendre l’idée qu’une approche scientifique de la religion est non seulement légitime mais possible. En route, des ambiguïtés se font jour, des présupposés/préjugés apparaissent, des hostilités faisant tout de bon disparaître l’objet. Mais la thèse de Joas ne prend réellement corps qu’avec les chapitres consacrés à Max Weber dans la confrontation avec Troeltsch. Il en ressort qu’il faut d’abord « remplacer l’idée d’une entité ferme appelée ʺreligionʺ par l’observation de la dynamique des processus de sacralisation », et, d’autre part, renoncer au paradigme « économique » de l’action humaine (Weber) au profit d’un nouveau paradigme, fortement influencé par le pragmatisme américain, que Joas appelle « créativité située », d’une action en contexte sans préconceptions de fins et de moyens, mais en constante invention et réinvention de ses fins.

Cette théorie de l’action pourrait apparaître comme celle même de l’idéologie libérale néodarwinienne de l’adaptation permanente. Mais il faut plutôt y voir une thèse qui permet de comprendre pourquoi il y a « flux et reflux », va-et-vient constant entre processus de sacralisation et de désacralisation, résultat de tensions entre l’homme et ce qui peut avoir la prétention de régner sur lui (venant de lui), notamment les pouvoirs. Le livre de Hans Joas contribue à nous faire mieux comprendre les « révolutions symboliques » au cœur d’une instance qui, comme l’écrivait Bourdieu, « fournit aux agents sociaux des justifications absolues d’exister ».


  1. « Le rationnel [das Rationale], entendu au sens de la cohérence logique ou téléologique d’une prise de position théorético-intellectuelle ou éthico-pratique, exerce réellement, lui aussi (et cela depuis toujours), un pouvoir sur les hommes, quelles que soient et quelles qu’aient été la limitation et l’instabilité de cette puissance [Macht] par rapport à d’autres puissances dans l’histoire » (Max Weber, Sociologie des religions, Gallimard, 1996). Une puissance de l’homme qui domine sur l’homme.

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