Dans Les connivences secrètes, le spécialiste de la période préromantique Jean-Claude Bonnet se propose d’établir les rapports inaperçus entre trois auteurs morts respectivement en 1784, 1814 et 1848 : Diderot, Louis-Sébastien Mercier et Chateaubriand. Il s’agit donc de comparer, pour relier au-delà des apparences. Ce projet herméneutique, l’auteur le mène au rebours de l’ordinaire manière comparatiste, sous forme de trois monographies : « Les apprentissages de Diderot », « Mercier ou l’art de “crayonner” » et « Chateaubriand et la puissance de l’écrit ».
Jean-Claude Bonnet, Les connivences secrètes. Diderot, Mercier, Chateaubriand. CNRS Éditions, 304 p., 25 €
Jean-Claude Bonnet s’en explique ainsi : « s’il y a bien trois parties […], elles ont été conçues pour mettre en lumière les interactions et les résonances ». S’y ajoute une considération plus générale. Plutôt que de se fier aux périodisations hasardeuses de l’histoire littéraire, mieux vaut retourner aux œuvres pour repérer (« dans les coins ») des continuités, des parentés – « un thème, une notion, un mot ». On verra alors « le lent travail souterrain des formes » qui marque le passage, jugé trop souvent violent, des Lumières au romantisme.
Comparaison, continuité, connivences, indices, telles sont les notions clé. Ce qui réunit les trois auteurs retenus, ce serait l’anti-académisme, le refus de la composition classique, au profit de la bigarrure, de l’originalité, de l’imagination, de l’énergie dynamique. On peut regretter que l’introduction ne s’interroge pas davantage sur le statut épistémologique de ces notions à la fois importantes et floues. Car, que son auteur le veuille ou non, une rédaction « à sauts et à gambades » demeure une « composition », qui possède de fait ses lois esthétiques internes et qui peut être considérée comme un objet prioritaire de la critique littéraire.
Le morceau sur Diderot, agréable à lire, met d’abord en avant l’expérience de l’Encyclopédie pour fonder cette assertion : « Les grandes œuvres de Diderot n’ont rien de compact ni de solide : solubles et gazeuses, elles sont nées d’un souffle. » Puis viennent les Lettres à Sophie Volland, « œuvre drapeau au même titre que Le Neveu de Rameau», qui donnent lieu à un débat avec… Sainte-Beuve. À force de causeries improvisées au fil des nuages errants, Diderot n’a-t-il pas manqué le chef-d’œuvre ? Non, car les Lettres à Sophie, par exemple, lui permettent « d’inventer son œuvre en sa compagnie », d’ouvrir devant elle « son propre “atelier’’ », tout en les écrivant aussi, sciemment, pour la postérité.
Cet intéressant survol des Lettres justifie-t-il autant de pages au regard du sujet de l’ouvrage ? Le choix du mode monographique expose à de telles perplexités. Un doute surgit : si les gaz « n’ont rien de compact ni de solide », comme les œuvres de Diderot, ils semblent pourtant bien obéir à des lois, solides sinon compactes. N’en irait-il pas de même pour les textes diderotiens, même majeurs et donc gazeux, quoique peu couverts de gaze ?
Qu’apporte la « querelle avec Rousseau », née d’abord sur la musique, consommée sur le théâtre ? Une « expérience fondatrice » où s’enracinerait tout le futur travail diderotien. Les deux amis s’opposent, en effet, sur le heurté et le hiatus, prélude du romantisme, et du Neveu de Rameau. Soit. Mais en quoi la biographie et les genèses, par définition singulières, peuvent-elles aider à démontrer des « connivences » ? On voit à nouveau que l’ouvrage est entraîné par son projet paradoxal consistant à chasser deux lièvres à la fois : la complétude du survol monographique et les correspondances souterraines chargées de prouver une continuité secrète entre certaines hardies Lumières et le (?) romantisme.
Autre « expérience fondatrice », le théâtre, illustré et théorisé jusqu’à anticiper sur le cinéma et le montage, avant de finir sur le dernier opus, les testamentaires Éléments de physiologie, « réaffirmation moniste » du Moi et des « grands thèmes » de l’œuvre : distraction, rêverie, césures, vagabondages, conversations plurielles, forces du corps et dépossession de soi, états seconds, puissance de l’image, incomplétudes, hybridations du corps et de l’esprit, de la réflexion et de l’imagination.
C’est sans conteste du Diderot, mais résolument partiel, peu apte à rendre compte d’un travail artistique spécifique. Si l’auteur reste moniste, comme Bonnet l’affirme à bon droit, qu’en est-il du monisme esthétique dans tels textes fameux ? La question, selon moi cruciale, n’est soulevée qu’à propos des Lettres à Sophie, par définition « trouées ». Est-ce la faute du courant d’air ?
Avec l’idée des connivences, la seconde forte originalité de ce livre est de promouvoir Louis-Sébastien Mercier, éternel second couteau de l’histoire littéraire. Bonnet souligne, outre son rôle de passeur entre Diderot et Chateaubriand, sa rare perspicacité esthétique. Chez ses contemporains, Mercier admire avant tout Diderot et Rousseau – le Rousseau prérévolutionnaire plus que narcissique. Son travail dramaturgique se réclame de la poétique diderotienne (Du théâtre, en 1773, fait le lien avec Hugo) ; tous deux militent pour la néologie, une des grandes querelles des Lumières. Il faut en finir, proclame-t-il, avec la « ligne droite », l’ordre monotone des mots académiques. Aux Regrets sur ma vieille robe de chambre (1769) répond Mon bonnet de nuit (1784-1786), « le premier ‘’nocturne’’ romantique de notre littérature ».
Mercier fonde le commerce social et littéraire sur la sympathie, l’admiration, le bonheur, quoiqu’il passât pour querelleur, « hérétique en littérature » selon une de ses formules favorites. Il prône une critique d’empathie, ni envieuse, ni dédaigneuse, ni tristement collégiale. La grande vertu est la pitié, et les mots, s’ils veulent produire une « commotion électrique », doivent exprimer « l’accent aigu et plaintif de l’opprimé » – le travailleur saigné à blanc (Tableau de Paris) ou la victime des massacres révolutionnaires (Le Nouveau Paris).
C’est que son enthousiasme est « plus “religieux’’ que philosophique ». Pour lui, « le style est “l’empreinte de l’âme’’ », de l’individualité mue par l’amour. Jésus ? « Ce nom m’a toujours terrassé de respect », écrit-il avant le Génie du christianisme. L’Église a éduqué le peuple, Chateaubriand le redira, entre autres thèmes communs qui dessinent « le paysage culturel du premier Romantisme ». Or Diderot est lui aussi « fasciné par le pathétique de la peinture religieuse et par les pompes du rite catholique ».
Et Chateaubriand ? Il partage avec Diderot, déclare Bonnet, le même souci sous tension de la postérité, « de l’inconstance et de la précarité ». Le Langrois médite sur le vent, le Breton sur l’eau – esthétiques « soluble[s] et volatile[s] ». Même « rêverie […] indélébile », même goût de la néologie, de la « vitesse », de la modernité, même fascination devant les ruines, même culte des grands hommes passés ou présents (Moi et Napoléon), même attrait anticlassique pour les contrastes, les discontinuités, le composite, les libertés poétiques, les monstres littéraires (Itinéraire de Paris à Jérusalem ; Mémoires d’outre-tombe), même admiration, donc, pour Montaigne. Indice concluant : Sainte-Beuve finit par traiter Chateaubriand comme Diderot – auteurs à belles pages, à fragments épars. C’est qu’ils sont adeptes des « sublimes assemblages, infiniment troués, combinés, brisés ». Autre analogie, Chateaubriand s’est consacré au journalisme politique comme Diderot à l’Encyclopédie, et lui aussi pour de hautes raisons. Tous deux, en définitive, ont trop innové pour ne pas s’exposer à des « lectures différées ». Donnons, comme Bonnet, le dernier mot à Mercier : « Ah ! qu’un livre soit toujours un souffle et non une brique. »
Jean-Claude Bonnet nous offre un livre vif, vivant, intéressant, énergique. Et donc véloce. Il estime ses preuves « irréfutables », car fondées sur les œuvres. Admettons-le. Elles rencontreraient néanmoins plusieurs difficultés. Tout d’abord, ce qui vaut pour Chateaubriand vaut-il ipso facto pour Lamartine, Vigny, Nerval, Balzac, Stendhal, Hugo ? Ensuite, pourquoi le romantisme (français) serait-il moins labile que les autres catégories de l’histoire littéraire mises en cause ? Enfin, l’approche thématique a sa légitimité, mais est loin d’épuiser le champ esthétique. Les romans de Diderot ne sont, pas plus que ses drames, forcément tenus de choisir entre le « souffle » et la « brique ».
Faut-il conclure à un échec ? Nullement. Car, comme Cocteau l’a dit, ce n’est pas dans les livres parfaits – s’ils existent en critique littéraire – qu’on apprend à se perfectionner. Outre les qualités des Connivences secrètes, ses silences poussent à réfléchir ; la composition choisie permet de regagner au plan monographique, fût-il délibérément unilatéral, ce qui se déroberait dans la visée générale.