Le souffle éternel d’Hugo Pratt

Bousculant le calendrier pour soutenir les libraires après deux mois de confinement, les académiciens Goncourt ont dévoilé le 11 mai les lauréates et lauréats des « Goncourt de printemps » 2020. Thierry Thomas a reçu le « prix Goncourt de la biographie Edmonde Charles-Roux ». Et pourtant, Hugo Pratt, trait pour trait n’est pas une biographie. Le travail de Thierry Thomas, qui a connu le dessinateur, ressemble plutôt à un vagabondage au charme indéfinissable, une flânerie entre rêveries et pensées, une divagation parmi des fragments bibliographiques, où l’on découvre par petites touches disséminées, souvent teintées d’humour, un Hugo Pratt intime et mystérieux, forcément mystérieux, à l’énergie et à la vitalité « effrayantes ».


Thierry Thomas, Hugo Pratt, trait pour trait. Grasset, 256 p., 19 €


Hugo Pratt, né à Rimini en 1927, mort en Suisse en 1995, est le créateur des fascinantes aventures de Corto Maltese et de nombreuses autres séries et albums (Ann de la jungle, Fort Wheeling, Les Scorpions du désert…). Avec La Ballade de la mer salée, la première histoire mettant en scène son personnage (publiée en feuilleton de 1967 à 1969 en Italie, labellisée par l’éditeur Casterman « roman en bande dessinée » lors de sa première parution en album en 1975), il devient l’un des précurseurs du roman graphique.

Hugo Pratt a dessiné dans toute sa carrière plus de 15 000 planches de bande dessinée, soit à peu près 80 000 dessins, et plus de 500 aquarelles. Cosmopolite, voyageur, aventurier, féru d’ésotérisme, il se définissait comme un « auteur de littérature dessinée », refusant de choisir entre dessinateur et scénariste. Il a puisé sa documentation et une partie de son inspiration dans les dizaines de milliers d’ouvrages de sa bibliothèque. Borges, Hemingway, Hesse, Kipling, London, Rilke, Rimbaud, Saint-Exupéry, Stevenson, l’ont fortement influencé. En 1974, il signe l’affiche du premier Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, dont il reçoit un grand prix spécial en 1988.

Thierry Thomas, Hugo Pratt, trait pour trait

Corto Maltese © D. R.

Thierry Thomas n’a donc pas écrit une biographie, il s’en justifie à la fin de son livre. Alors qu’il découvre et classe des centaines de photographies pour la préparation du documentaire du même titre, Hugo Pratt, trait pour trait (coproduction ARTE France et Quark Productions, 2016), il explique : « Je refuse la chronologie, je refuse que cette vie se déroule de la naissance à la mort. Je cherche obstinément à dégager, de ces centaines d’images, une scène, un “Rosebud”, un épisode charnière qui se situerait à la fois dans le temps et hors de lui ». Ce n’était pas la première fois que Thierry Thomas s’attaquait à ce monstre sacré de la bande dessinée. Scénariste du long métrage d’animation Corto Maltese. La cour secrète des arcanes, une adaptation contemplative, plutôt réussie, réalisée par Pascal Morelli, il a aussi dirigé la publication, avec Patrizia Zanotti, l’ancienne et talentueuse coloriste de Hugo Pratt et l’actuelle gestionnaire de son œuvre, de plusieurs anthologies consacrées au dessinateur, et rédigé une étude sur l’album Fable de Venise.

De Venise à l’Éthiopie, de l’Argentine à l’Angleterre, de l’Afrique aux îles du Pacifique, de l’Amazonie à Paris, Hugo Pratt, comme son héros, ce marin flegmatique, ironique et parfois mélancolique, a bourlingué tout autour du monde. Non comme un grand reporter ou un écrivain voyageur, mais comme un curieux, un rêveur. C’est par l’un de ces voyages que commence le récit de Thierry Thomas. Celui « durant lequel il eut l’idée de faire revenir Corto Maltese, de proposer une série dont il serait le héros. Ce voyage qui allait changer sa vie et l’Histoire de la bande dessinée ».

Un jour de janvier 1970, il part en train de Venise à Paris afin de rencontrer le rédacteur en chef de Pif Gadget, Georges Rieu. Même si l’un de ses amis, un dessinateur argentin, soutient que « l’obstination des rédacteurs en chef à réclamer des personnages récurrents est précisément ce qui interdit à la bande dessinée de se hausser au niveau des autres arts », Hugo Pratt prend conscience de ne pas avoir « trouvé » son héros, « ce qui bloque sa carrière ». Grâce au talent de Thierry Thomas, on se retrouve véritablement transporté dans l’ambiance des trains du siècle dernier entre la France et l’Italie : les toilettes « au-dessus d’une avalanche crépitante de caillasses rythmée par des traverses de bois, que cerne un œil en faïence » ; les différents voyageurs qui entrent ou sortent du compartiment lors des arrêts en gare, quand on a le temps d’aller au stand du vendeur de panini sur le quai ; le couloir du wagon, où l’on peut ouvrir la vitre et fumer à la fenêtre. Le dessinateur observe, se plonge dans les souvenirs et médite sur son avenir. Il envisage de proposer un gadget à l’hebdomadaire communiste ! On a du mal à garder son sérieux en découvrant son idée : un « chapeau qui se mange » (en hostie) dont il a du mal à évaluer « les implications idéologiques ». Il s’imagine aussi imitant un derviche tourneur dans le bureau du rédacteur en chef, décrivant un nouveau héros, Ratatatumbara, « tournoyant, faisant tressauter les éditions Vaillant du sol au plafond ». Ça sera finalement le retour de l’« homme du destin », Corto Maltese, le héros de La Ballade de la mer salée, dont la première apparition dans Pif Gadget (n° 58 du 3 avril 1970) s’apparentera à une « épreuve de force » et à un « jeu de séduction » : « Corto incarne notre propre distance au monde ; il nous observe à partir de cette fêlure. »

Le livre explore toutes les facettes de l’œuvre. Ce n’est pas dans la vie de pseudo-aventurier du dessinateur, mais dans le rapport charnel à son dessin, dans « l’ineffable beauté de son trait », que Thierry Thomas retrouve « son » Hugo Pratt : « Si je veux comprendre Hugo, il me faut le rêver. » Il dévoile ainsi le sens du réel et de la matière du créateur de Corto. Il s’attache aux nombreuses correspondances entre Hugo Pratt et son célèbre héros, les anecdotes de sa vie que l’on retrouve dans les aventures. L’analyse touche tour à tour la poésie, les mystères, les enjeux non élucidés, les digressions, la jubilation et la respiration de l’œuvre. Hugo Pratt a entièrement confiance en son art et le pousse à son paroxysme, en particulier dans son usage des onomatopées, « le son devient image ». « L’auteur de Corto, en soulignant ce code narratif, met la bande dessinée en lumière pour assurer son triomphe : nous ressentons la saveur spécifique de ce médium. »

Thierry Thomas, Hugo Pratt, trait pour trait

Évoquant « l’audace de son écriture », le « déchainement graphique » parfois, Thierry Thomas explique également comment le trait de Pratt change en fonction des évènements, ou d’une histoire à l’autre, comment les images réussissent à traduire « les changements atmosphériques, les frémissements de l’air ». Il souligne aussi son sens de l’ellipse, les interstices entre les cases, ou son penchant pour l’abstraction, en négociation avec la réalité, un esthétisme qui doit à l’incertitude. « Des vignettes dont on ne sait si elles sont figuratives ou abstraites. Des planches mémorables montrent des figures qui se transforment en formes indéchiffrables, ou ces taches en objet. » Au fil du temps, son graphisme change, « les alizés nettoient son trait » ; « le soleil est au zénith. Les détails ont disparu, tout se résorbe dans les contrastes. Il faut presque cligner des yeux pour lire ». Pour figurer la pluie, un « critère très fiable pour évaluer le degré de maturité d’un artiste », il abusait de hachurages, de ruissellements, il décide un jour d’abandonner ces effets. « Pour signifier la pluie, quelques traits suffisent à la condition qu’ils soient habités par l’esprit de la pluie. »

On évoquera ici l’art de la couleur chez Hugo Pratt. Les aventures de Corto Maltese furent d’abord publiées en noir et blanc dans Pif Gadget et dans les premiers albums de Casterman à partir de 1973. Que n’a-t-on pas entendu lors de la publication du troisième album de la série, cette fois en couleurs, un an plus tard ! Certains fans crièrent au scandale, les éditeurs auraient dénaturé le travail du maître du noir et blanc. C’est pourtant bien Hugo Pratt qui avait souhaité que son œuvre fût publiée en couleurs, comme en témoigne une lettre du dessinateur à son éditeur, Pierre Servais (6 août 1973), récemment dévoilée dans le passionnant ouvrage dirigé par Sylvain Lesage et Gert Meesters, (À suivre) Archives d’une revue culte (Presses universitaires François-Rabelais, 2018). À l’époque, « l’emploi du noir et blanc s’inscrit dans un contexte de réévaluation du noir et blanc par les bédéphiles. Longtemps fruit d’une contrainte économique, le noir et blanc est érigé dans les années 1960 comme le meilleur moyen de mettre en valeur un trait d’auteur ». Le dessinateur François Schuiten va plus loin : « Le noir et blanc, c’est quand même l’écriture par excellence. On est tout nu. Il faut tout sortir […]. On est ici au cœur même de l’écriture. On est à l’os ».

Revenons à Thierry Thomas : « La couleur a mis longtemps à se frayer un chemin dans cette œuvre. » C’est lors de son séjour à Londres (1959-1960) que Hugo Pratt suit des cours à la Royal Academy of Watercolour et se familiarise avec « la légèreté de l’aquarelle ». La première colorisation de ses dessins en 1972 (La Lagune des beaux songes chez Plubicness ou Wheeling édité par Archivio Internazionale Della Stampa Fumetta) est « d’une beauté exceptionnelle ». Elle aura peut-être aussi convaincu Casterman de passer à la couleur. « Et l’on découvre qu’Hugo Pratt était un aquarelliste au niveau des plus grands », souligne Thierry Thomas. De nos jours, on trouve chez l’éditeur les versions originales des œuvres de Hugo Pratt en noir et blanc et les versions mises en couleurs par Patrizia Zanotti.

Thierry Thomas se penche également sur la technique du dessinateur, le stylo feutre qu’il porte toujours sur lui. « Son principal attrait reste sa pointe : la mine, fabriquée avec des matières poreuses – en feutre précisément –, est d’un velouté incomparable. Quand il utilise un feutre, il ne sait plus s’il dessine ou écrit. » Hugo Pratt est venu très jeune à la bande dessinée. À douze ans, en découvrant Milton Caniff (Terry et les pirates), « il découvre que dessiner et raconter, dessiner et écrire, c’est le même acte, puisque c’est le même geste ». Il pressentait déjà qu’il allait devenir un dessinateur de « fumetti ». D’autres auteurs l’ont profondément marqué : George Herriman (Krazy Kat), George McManus (Bringing up father) ou le génial Winsor McCay (Little Nemo). Plus tard, dans sa génération, les maîtres de la bande dessinée argentine, le dessinateur Alberto Breccia ou le scénariste Héctor Germán Oesterheld (Mort Cinder, L’Éternaute) avec qui il a travaillé, susciteront son admiration ; son confrère et compatriote Dino Battaglia, connu pour ses adaptations littéraires ou historiques, également. Bien avant, à cinq ans, c’est son père qui est à l’origine de son premier dessin. Lors d’une promenade à Venise le long des quais de l’Arsenal, son père lui donne un papier et un crayon et lui dit « Dessine ce que tu vois. » On retrouvera peut-être l’innocence de ce dessin d’enfant dans la simplification poussée à l’extrême de , la dernière aventure de Corto Maltese signée par Pratt. En 2015, la série a été reprise « fidèlement » par d’autres. L’auteur l’avait envisagé. Les Espagnols Juan Díaz Canales (scénario) et Ruben Pellejero (dessin) ont signé à ce jour trois nouvelles aventures du marin romantique (chez Casterman).

Thierry Thomas, Hugo Pratt, trait pour trait

Corto Maltese © D. R.

Mais les nombreuses influences de Pratt ne doivent pas être uniquement cherchées dans la bande dessinée. Au-delà de l’intertextualité, Thierry Thomas révèle certaines sources conscientes ou inconscientes du dessinateur. Ce sont les films qu’il a vus, ses lectures, les grands noms de l’art du XXe siècle et ses propres souvenirs. L’auteur fait un cas particulier au réalisateur Federico Fellini, qu’il admire et a également rencontré. Et une nouvelle fois, l’Italie est au centre des débats. « Ses films provoquaient des bouleversements intimes dont il est impossible de se représenter la force si l’on n’a pas connu cette œuvre à l’époque de son devenir. » Et de citer Hugo Pratt que le Casanova de Fellini avait bouleversé : « C’est le film que j’aurais aimé faire… » Les liens entre les deux hommes sont nombreux, en particulier la pratique du dessin. « Le monde de la bande dessinée devait beaucoup à Fellini. » Alors qu’au début des années 1960, Francis Lacassin, Alain Resnais, Jean-Christophe Averty et quelques autres avaient fondé en France le Club des bandes dessinées (CBD), l’une des premières associations du genre, en Italie, Fellini et Umberto Eco furent de ceux qui affirmèrent leur goût pour les « fumetti » et y consacrèrent de sérieuses analyses. Thierry Thomas raconte que Hugo Pratt avait été très impressionné par une déclaration de Fellini qu’il citait régulièrement lors de ses interviews : « Le monde de la bande dessinée peut prêter au cinéma ses scénarios, ses personnages, ses histoires, il n’aura pas cet ineffable et secret pouvoir de suggestion qui provient de la fixité, de l’immobilité du papillon transpercé par une épingle. » Ce merveilleux pouvoir de suggestion nous fait bien sûr penser aux papillons ou aux mouettes de Pratt.

« La bande dessinée est un langage poétique non pas seulement parce que certains de ses artistes sont des êtres poétiquement inspirés, mais par sa nature, son essence – dans sa forme même. » Thierry Thomas évoque « la grâce de ce qui survient et se maintient entre l’animé et l’inanimé […]. Les images de bandes dessinées sont à la fois figées et flottantes. Ce sont des épiphanies. Elles nous élèvent et nous enlèvent ». Il pointe les raisons du pouvoir de séduction des bandes dessinées, comme les réminiscences de l’enfance, lorsque la vision précède la lecture. Il s’interroge sur l’amour qu’on leur porte et sur ce qui le fonde, ce qui fait qu’elles deviennent des objets fétiches, des pièces de collection, comment elles s’impriment dans notre mémoire… Il faut chercher dans l’esthétique et la poétique de la bande dessinée. De l’un de ses grands-pères, Hugo Pratt a reçu en héritage une passion pour la poésie. « Dans la littérature, ce qui me touche le plus c’est la poésie parce que la poésie est synthétique et procède par images », déclarait-il. « Quand je lis, je vois les images, je les perçois à un niveau épidermique. Sous la poésie se cache une profondeur que j’arrive à percevoir immédiatement et, comme dans la poésie, la bande dessinée est un monde d’images, on est obligé de conjuguer deux codes et, en conséquence, deux mondes. Un univers immédiat à travers l’image et un monde médié à travers la parole. » (Conversation avec Eddy Devolder, Tandem, 1989, repris intégralement dans Corto Maltese. Littérature dessinée, Casterman, 2006. Saluons ici le formidable travail bibliographique de Dominique Petitfaux, historien de la bande dessinée et spécialiste de Hugo Pratt.)

« A-t-on suffisamment remarqué qu’Hugo fut un extraordinaire artiste du sourire, l’un de ceux qui l’a le mieux dessiné, depuis le ravissement de la gamine ou du musicien, jusqu’aux moues de supériorité de la magicienne ou de l’Indien, en passant par l’infinie variété des jeux de la séduction, que modulent des regards qui se tiennent à la limite de la fente des yeux ? », demande Thierry Thomas. Artiste du sourire et du regard, Hugo Pratt l’était assurément. Ses personnages ne sont pas « affligés de ces yeux qui n’en sont pas », comme « Tintin et la bande de Moulinsart », dont « le regard est inexpressif », dont « les sentiments ne nous parviennent que par leur attitude et deux ou trois rides d’expression ».

N’oublions jamais les échanges de regards dans La Ballade de la mer salée lors de l’émouvante rencontre avec Pandora, à la fois éternelle enfant et jeune fille en fleurs : « Qu’est-ce que tu veux, bijou romantique ? – Parler avec vous, Corto Maltese ! » Sans doute l’un des plus forts moments de grâce du neuvième art ! Et combien de fois Corto a-t-il plongé son regard dans celui du lecteur, de la lectrice ? « Manifestement, Hugo n’avait pas prévu le destin héroïque de Corto, ni que ce récit deviendrait fondateur dans sa biographie. » À croire que son personnage aurait réellement existé…

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