L’arbre voyageur

« Jules Verne ! C’est lui qui m’a poussé et non les poètes, vers la poésie », a déclaré Frédéric Jacques Temple (né en 1921), dont on publie aujourd’hui dans la collection « Poésie/Gallimard » La chasse infinie et autres poèmes. Sans doute ces lectures enfantines, et d’autres remplies d’aventures, ont-elles donné à cet Aveyronnais le goût de l’ailleurs, et l’ont-elle poussé ensuite à « aller vérifier » loin de chez lui « si les livres de [s]a jeunesse ne lui avaient pas menti ».


Frédéric Jacques Temple, La chasse infinie et autres poèmes. Édition de Claude Leroy. Poésie/Gallimard, 368 p., 9,50 €


De ces « vérifications », sa poésie porte les traces, qui d’ailleurs, plus que des traces, sont des formes de pensée et de sensibilité. D’emblée, les titres des recueils – Foghorn, Un émoi sans frontières, Profonds pays, Périples – annoncent, selon les mots de Claude Leroy à qui l’on doit l’excellente et précise édition du livre, « le goût de  l’ouvert, de la traversée des lieux et des espaces » propre au poète. Les ailleurs de Temple ce sont les États-Unis, le Québec, visités à différents moments de son existence, et le Sud, pays où il est né mais à l’extension géographique et imaginaire très vaste. Quant à ses amis, nombreux (beaucoup de poèmes leur sont dédiés), ils jouent un rôle affectif ou esthétique important. Ce sont Henry Miller, Joseph Delteil, Lawrence Durrell, et surtout Blaise Cendrars, brièvement rencontré, mais dont l’influence sur son œuvre est profonde (voir « Merry-go-round »).

D’autres « amis » innombrables n’ont cessé de tenir compagnie à Temple : des écrivains tant anciens que modernes, français comme anglo-saxons, poètes ou prosateurs. Et, de fait, le voyage a souvent été chez lui un moyen de les célébrer, à moins qu’inversement il n’ait fourni une manière plus intime de les comprendre. Ainsi, en traversant le Midwest, le poète fait l’expérience de la prairie de Fenimore Cooper ; en s’arrêtant à Santa Fe, il pénètre dans le monde indien de D. H. Lawrence ; au Québec, il retrouve Maria Chapdelaine de Louis Hémon, ou Beckett à Dublin ; « sur la plage vespérale du lac de Bolsena / où Dante pêcha les anguilles », il hume « le parfum du vin noir / et du porcelet rôti ».

Frédéric Jacques Temple, La chasse infinie et autres poèmes

© Jean-Luc Bertini

« Voyage, voyage », disaient les paroles d’un tube français délicieusement niais des années 1980, « et jamais ne reviens ». Injonction fort éloignée de la manière d’être et de faire de Temple, qui, lui, voyage, voyage, tout en restant, restant, ainsi qu’il le suggère dans le bref et frappant «  Arbre » :

« Je suis un arbre voyageur

mes racines sont des amarres

Si le monde est mon océan

en ma terre je fais relâche

Ma tête épanouit ses branches

à mes pieds poussent des ancres

Loin je suis près des origines

quand je pars je ne laisse rien

que je ne retrouve au retour. »

Temple, « arbre voyageur » donc, et si, chez lui, l’idée de racines n’était si importante, oiseau voyageur, pierre ou herbe voyageuse… tant il fait l’expérience de tous les règnes – animal, minéral ou végétal. Son « Aubrac » exprime ainsi, assez directement, cette perméabilité avec la nature, et aussi avec une histoire primordiale :

« Cet homme qui ressemble à la terre,

Peau d’écorce, chair d’aubier,

Jambes de racines torses,

Oint du musc des troupeaux,

Qui marche toujours sur les sentes

Où mugit la conscience perdue

Dans la rumination des siècles,

C’est moi. »

Les passages vers le non-humain, comme les voyages dans l’espace et dans le temps, ne disent cependant pas tout de la vaste activité imaginaire du poète. En effet, s’il ressent l’ivresse des périples, il éprouve aussi celle, à l’étape, de la rencontre avec un paysage – dunes, vasière, graminées, oiseaux (toujours et encore) – sur lequel il pose un regard aussi individuel que lié à une humanité antérieure et postérieure imaginaire, ressentie comme tragique, puissante et créatrice. Il fait alors un croquis, d’une grande rapidité de trait ou, tenté par l’inventaire et la précision, il déploie le lexique spécialisé du savant naturaliste. Parfois, conformément à une tradition plus académique, il convoque un vocabulaire précieux, des images et des effets de syntaxe proches du démodé.

C’est grâce à ces touches diverses que le monde de Temple, jamais figé, palpite de références et s’inscrit à l’intérieur d’un espace temporel un peu étrange. Sa poésie apparaît alors comme un défi à « la mort, seule immortelle », et comme un lien avec quelque chose d’immémorial et un avenir invisible. Elle est un appel à « la chasse infinie » car « il faut partir vers les herbes naissantes / où l’ancienne mémoire nous attend ».

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