Écrivain tchèque de langue française, Petr Král, né à Prague en 1941, a reçu en 2019 le Grand Prix de la Francophonie décerné par l’Académie française. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de poésie ou en prose, notamment des essais, ainsi que d’une Anthologie de la poésie tchèque contemporaine (Gallimard, 2002). Dans Déploiement, il propose quatre suites de poèmes occupant chacun entre 3 ou 4 lignes et 2 pages, faits de vers dont la fluidité n’empêche pas, de temps à autre, des coupes qui suscitent l’étonnement.
Petr Král, Déploiement. Lurlure, coll. « Poésie », 96 p., 15 €
À mi-chemin entre récit et description, on y retrouve l’attention de Petr Král pour les moindres détails des paysages, des objets et du comportement de ses contemporains qui le déconcertent souvent : « ne poussez pas au moins je ne fais pas partie des soldes / ne laissez pas votre dent / plantée dans ma doublure ». Plongé dans un univers qu’il considère comme foncièrement gris – non pas dans le sens d’une indétermination fadasse mais dans celui d’une ambivalence qui n’interdit donc pas les éclats –, il cherche à ouvrir des perspectives inattendues à des expériences a priori banales, aussi bien dans l’espace que dans le temps : « Quand les Russes ont envahi les lieux / à la fin de la guerre ils ont tout détruit avec soin tirant dans la glace après un coup de mousseux / comme vers le cosmos bâillant ». Dans cette quotidienneté rapportée à la première personne par un narrateur qui reste toujours en retrait, le poème en vient même à dévoiler un vide intrinsèque (« Un bâillement seul creuse chaque fois le paysage / et la journée du même trou sans fond ») qui peut atteindre une dimension quasi métaphysique : « Le Créateur à présent nous regarde par l’œil d’un jaune d’œuf / du fond de sa coque ».
Cet intérêt pour tout ce qui relève d’une mise en mouvement explique la récurrence de certaines thématiques, telle celle du voyage qui va d’un « poème de gare » (comme on le dit d’un roman) à l’évocation fréquente de déplacements en tramway à travers Prague, où Petr Král vécut jusqu’en 1968 puis à partir de 2006, en passant par de très nombreuses villes : Paris (où l’auteur résida pendant près de quarante ans), Vienne, Brno, Bruxelles, Venise, Trieste, New York, etc. Le foisonnement de la vie urbaine coïncide lui aussi avec ce déploiement que le poème essaie tout autant de révéler que d’effectuer : « La foule cachait quelquefois un prophète / un autre jour seulement un artiste d’avant-garde expert en crachement dans les cendriers des autres ».
Cette profusion hétérogène est par ailleurs rendue sensible par la variété des références qui, sans excès, indiquent que le texte constitue un lieu privilégié de passages et d’échanges, essentiellement littéraires mais aussi musicaux à travers la musique contemporaine et, surtout, le jazz dont Petr Král est un grand connaisseur et qui influence sa pratique d’écrivain – dans ce livre comme dans d’autres figurent deux versions d’un poème, procédé qui rappelle les différentes prises d’un même morceau que certains jazzmen choisissent finalement de conserver.
Cela dit, ce dont l’écriture králienne témoigne minutieusement n’a rien de commun avec un prétendu réenchantement du monde. Au contraire, ce « centre secret / où tout le monde se dirige » renverrait plutôt à la fameuse inquiétante étrangeté et laisse quelquefois sourdre une menace fondamentale, de nombreux éléments évoqués pouvant être considérés comme autant de « preuves du même crime léger mais accompli ». Le poète alors devenu enquêteur tous terrains (l’un des livres de Petr Král s’intitule Enquête sur des lieux) adopte une démarche qui suppose d’éviter les joliesses du poétiquement correct : « au Château de Prague si propre et coloré il se dresse / à l’horizon comme un tas de selles fraîches et comme un joujou / pour les mômes bigles ». L’humour concourt lui aussi à cette désacralisation (« La ville change toujours mes dents neuves à présent / en font elles-mêmes partie » ou bien « Dieu paraît-il n’est sorti que pour fumer / mais il y a longtemps qu’il reste dehors » ) et, en brouillant les limites entre le sérieux et le saugrenu, il tourne souvent au burlesque, orientation d’ailleurs soulignée par l’auteur qui a consacré deux ouvrages à ce genre cinématographique : « Le costume du Chaplin-vagabond pend toujours dans quelque armoire / il est sans doute fait d’un meilleur tissu / que les vestons colorés d’hommes d’affaires actuels ».
L’essentiel pour Petr Král consiste donc à créer suffisamment de surprise pour le lecteur, sans recourir pour autant à des effets prétendument spectaculaires, à l’instar du surréalisme tchèque auquel il a participé et dont il se réclame encore : « La paix se fera aussi dans les poèmes dans chacun on aura le droit d’utiliser / une seule image surréelle ». Enfin, il convient de noter qu’à de nombreuses reprises l’auteur prend lucidement ses distances envers sa propre activité, bien loin de toute pose : « Après l’envol des moineaux / de nouveau une façade vide / Je repose mon stylo / l’histoire de la poésie pour l’instant s’arrête là ».