Moins volumineuse que celle de Zweig avec Romain Rolland (publiée en trois volumes aux éditions Albin Michel entre 2014 et 2016), cette correspondance de Stefan Zweig et Jean-Richard Bloch n’en est pas moins importante. Éclairée par l’introduction et les notes érudites de Claudine Delphis, elle apporte beaucoup d’éléments nouveaux au sujet de Stefan Zweig et incite à redécouvrir un écrivain menacé d’oubli, Jean-Richard Bloch, qui se révèle ici sous un visage attachant.
Stefan Zweig et Jean-Richard Bloch, Correspondance (1912-1940). Édition de Claudine Delphis. Éditions universitaires de Dijon, coll. « Écritures », 266 p., 22 €
La correspondance de Stefan Zweig avec Jean-Richard Bloch commence en 1912. Deux ans plus tôt, Zweig et Bloch ont l’un et l’autre entamé une correspondance avec Romain Rolland. Les relations amicales unissant les trois écrivains seront interrompues en 1940, lorsque Zweig quittera Londres pour les États-Unis, puis pour le Brésil, et en 1941, quand Bloch partira pour l’Union soviétique.
L’autre figure tutélaire de l’amitié de Jean-Richard Bloch et Stefan Zweig, à ses débuts, est l’écrivain qui, en 1909, a traduit Feuilles d’herbe de Walt Whitman, Léon Bazalgette, que Zweig évoquera avec émotion et enthousiasme dans ses mémoires achevés en 1941, Le monde d’hier. Avec Jean-Richard Bloch, de trois ans son cadet, Stefan Zweig noue d’emblée des liens de camaraderie, plus familiers et plus affectueux que les relations de disciple à maître qu’il entretient avec Rolland.
La correspondance de Zweig et Bloch ne connaît pas d’épisodes de glaciation comparables à ceux qu’ont connus les lettres de Rolland à Zweig pendant les premiers mois de la Première Guerre mondiale, quand le premier reproche à son ami viennois d’avoir cédé à l’enthousiasme patriotique, ou dans les années 1930, lorsque Rolland s’irrite de l’attitude antipolitique de Zweig, allant jusqu’à écrire dans son journal, le 25 septembre 1933, cette phrase en réalité terriblement injuste : « J’ai le sentiment que, Juif de race et compromis par son européanisme verbal, il a le regret, qu’il n’avoue pas, de ne pas pouvoir s’enrôler dans la Révolution (à reculons) du Troisième Reich. »
C’est au contraire une entente fraternelle qui donne le ton de cette correspondance. Lorsque paraît en 1932 la traduction allemande (par Paul Amann, un agent important du transfert culturel Allemagne-Autriche-France) de son Destin du siècle, une publication que Zweig a énergiquement soutenue, et pour laquelle il a écrit une préface, Bloch lui écrit qu’il a vu dans « l’union de nos deux noms sur la couverture […] comme un symbole d’alliance, où nos vieilles âmes judaïques se retrouvaient avec une joie secrète ».
On est frappé de voir Stefan Zweig, dans une lettre de janvier 1932, écrite pendant un séjour parisien à l’hôtel Louvois, d’où il n’avait qu’à traverser le square du même nom pour accéder à la Bibliothèque nationale, reprocher à Anna de Noailles et à Paul Valéry l’inconsistance politique dont, précisément, tant de contemporains l’accusaient. « J’ai parlé à la comtesse de Noailles, Valéry, etc., et j’ai été effrayé de leur indifférence et aussi de leur ignorance envers les vrais problèmes de l’époque. S’ils désirent l’ordre, ils pensent au vieil ordre des choses, bonne bourse, bonnes rentes, vie calme – ils ne comprennent pas que cette ‟crise” n’est que la surface d’une profonde mutation de notre monde. » Dans sa réponse, Jean-Richard Bloch fustige à son tour « l’irréalité niaise de la société parisienne » et son « univers d’aimable chimère mondaine, bourgeoise et cartésienne » qu’il a quittés depuis trente mois pour s’installer à Poitiers.
Depuis la prise du pouvoir par les nazis, Stefan Zweig cherche, sans la trouver, la bonne manière d’alerter le monde sur l’antisémitisme devenu raison d’État en Allemagne. Il déclare à Bloch en décembre 1933 : « On voudrait agir, mais on a les mains liées par les supplications des Juifs en Allemagne qui nous prient de garder silence pour ne pas aggraver leur situation. » Est-ce vraiment le fond de sa pensée ou veut-il justifier par cet argument la « lâcheté » que lui reprochent beaucoup de ses contemporains et dont Hannah Arendt lui fera grief dans le texte sans indulgence que lui inspirera la publication de ses mémoires [1] ?
C’est au moment où se préparent les festivités et les publications du soixante-dixième anniversaire de Romain Rolland, le 29 janvier 1936, que les irréconciliables divergences entre Rolland, son entourage, et Zweig éclatent dans cette correspondance. Zweig rêve d’un « hommage universel qui ne se confonde pas avec la politique », à l’occasion duquel Rolland « ne serait pas fêté seulement comme défenseur de la cause russe », comme il l’écrit, de Zurich, le 6 juillet 1935. Mais, dès le 19 septembre 1935, il se lamente que « Madame R. insiste sur le caractère purement politique de notre manifestation ». Le lendemain, il se plaint à Friderike Zweig en termes plus véhéments : « Elle a dit que je voulais que ce soit “anti-bolchéviste” […]. Il est entièrement entre ses griffes, à soixante-dix ans, il se met à apprendre le russe et il est tout sauf l’homme libre qu’il était. […] Il n’est plus qu’un agent politique au service d’une puissance qui ne lui en sera pas reconnaissante ».
Une lettre à Jean-Richard Bloch, de Londres, le 18 novembre 1936, montre à quel point Stefan Zweig l’antipolitique était devenu étranger au monde contemporain : « Je souffre ici de voir avec quelle froideur on regarde l’écrasement de l’Espagne », écrit-il, faisant allusion à la politique de non-intervention du gouvernement britannique, puis il ajoute, parlant du « procès des Seize » dont Kamenev, Zinoviev, Smirnov et treize autres accusés de complot « terroriste trotzko-zinoviéviste » seront les victimes : « Le procès de Moscou et le passage devant le peloton d’exécution des précurseurs de la révolution ne m’est pas moins odieux. » C’est pour fuir « cette folie européenne », conclut-il, qu’il a fait son premier voyage au Brésil, un de ces pays nouveaux « qui reconstruiront le monde après nous aurons détruit le nôtre ». On sait à quel point cet horizon entrevu par Stefan Zweig se révélera chimérique.
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Hannah Arendt, « Les Juifs dans le monde d’hier », in La tradition cachée, Christian Bourgois, 1987, rééd. 1993.