Le féminisme, ça pense

Une recherche rigoureuse, conduite pendant une quarantaine d’années et déclinée en une vingtaine d’ouvrages, dont la méthode se veut transdisciplinaire : telle est l’impression générale que laisse à ses lecteurs et à ses lectrices le recueil que Geneviève Fraisse a intitulé Féminisme et philosophie. Ce titre correspond à l’engagement de la féministe plaidant pour l’égalité des sexes et à la démarche de la philosophe fabriquant l’intelligibilité de la pensée féministe.


Geneviève Fraisse, Féminisme et philosophie. Gallimard, coll. « Folio essais », 368 p., 8 €


De cet effort prolongé résulte un ouvrage foisonnant, mais dont le principe unificateur se trouve livré d’entrée de jeu par l’autrice : être une « colporteuse du féminisme », ayant des pratiques et théories nouvelles dans son balluchon, aussi bien pour son objet de recherche (la pensée féministe) que pour sa méthode (partir de l’empirique pour construire une épistémologie politique) et son ambition philosophique (fabriquer l’intelligibilité de la pensée féministe). Il ne saurait être question ici de résumer ce recueil, riche et exigeant, mais on peut en présenter l’articulation fondamentale, car il permet, d’abord d’entrer de manière particulièrement heureuse dans la pensée de Geneviève Fraisse, ensuite de cerner la cohérence de son entreprise et les ressources que son enquête recèle, enfin d’en mettre en valeur la portée politique.

Traiter la pensée féministe signifie tout d’abord en faire un objet d’étude de plein droit. Mais comment dévoiler « les fondements philosophiques du discours féministe » ? Aux avocats du « sexisme ordinaire », Geneviève Fraisse répond par une formule provocatrice :  « Le féminisme, ça pense », car le sexisme c’est « de la disqualification, du mépris avant toute injustice subséquente ». Face au déni de leur historicité dont parle aussi l’hymne du féminisme des années 1970 (« Nous qui sommes sans passé, les femmes »), « les femmes continuent à être des actrices historiques » et « la différence des sexes est une différence historique ».

Geneviève Fraisse, Féminisme et philosophie

Marie Olympe de Gouges, veuve Aubry (1793)

En effet, l’argument le plus puissant de la domination masculine consiste à mettre les femmes hors de l’histoire. Geneviève Fraisse s’appuie sur un exemple de l’histoire récente, sur la difficulté à reconnaître le rôle et la stature historique d’actrice politique d’Olympe de Gouges (autrice de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, guillotinée en 1793) : en 2015, le buste d’une « grande femme » est écarté du Panthéon, le lieu des « grands hommes ».

Mais comment dérégler la machinerie de l’histoire commune « pour rendre d’autres histoires possibles » ? À l’encontre du travail de déconstruction et d’analyse de la domination, opéré notamment par Pierre Bourdieu dans La domination masculine (1998), et dans le sillage de Jacques Rancière, Geneviève Fraisse se focalise sur l’émancipation afin de « montrer des femmes actrices de leur histoire ». En référence à la célèbre formule de Beauvoir « On ne naît pas femme, on le devient », l’autrice porte à juste titre l’accent sur le verbe « devenir », comme « lieu de fabrication de ce qui change » et, sous le signe de ce que Michel Foucault appelle « provenance », elle cherche à reconstruire les textes afin de penser une histoire de la pensée féministe à partir du mot « égalité ». D’Olympe de Gouge à Simone de Beauvoir en passant par Fanny Raoul ou Jenny d’Héricourt, Geneviève Fraisse propose une « lignée » et développe tout un arsenal conceptuel novateur (service, consentement, habeas corpus, démocratie exclusive, etc.) à même de saisir une « généalogie de l’idée et des pratiques de l’émancipation des femmes et de l’égalité des sexes » face à la domination masculine.

De fait, nous dit Geneviève Fraisse, des Lumières jusqu’à la fin du XXe siècle, la majorité des penseurs progressistes ont refusé l’égalité des sexes. D’emblée s’établit une contradiction entre la question sociale et la question féministe, un « contretemps » qui marque toute l’histoire du mouvement social. « Le contretemps est intrinsèque à l’histoire des femmes, il est le signe de la contradiction permanente entre cette émancipation et les autres émancipations, celles des prolétaires, des peuples colonisés… Tout opprimé n’est pas féministe ».

Le livre montre que le mouvement féministe du XIXe siècle est l’expression historique du concept politique d’égalité, un concept de la philosophie antique remis en lumière au XVIIe siècle par le philosophe cartésien Poullain de la Barre dans De l’égalité des deux sexes (1673). Paradoxalement, au XVIIIe siècle l’exclusion des femmes demeure implicite ;  les théories du contrat social jouissent d’une réputation émancipatrice, mais la société démocratique et républicaine repose sur quelques présupposés structurels, par exemple : « aux hommes la fabrique de la loi, aux femmes la responsabilité des mœurs », autrement dit la démocratie s’arrête aux portes de l’espace privé.

Geneviève Fraisse, Féminisme et philosophie

C’est la thèse soutenue par Carole Pateman dans Le contrat sexuel (La Découverte, 1988), préfacé par Geneviève Fraisse, qui dévoilait un contrat sexuel comme soubassement du contrat social ; ainsi, la violence du contrat sexuel montre les vices du contrat social dans son alliance au capitalisme. Selon Geneviève Fraisse, ce contrat sexuel implicite explique le clivage entre le domestique et le politique ; il légitime un pouvoir des hommes sur le corps des femmes ; et il entraîne une nouvelle lecture de l’histoire. Mais cela montre aussi le défi de l’ère démocratique – tenir ensemble l’érotisme et l’égalité – à travers le prisme de l’écriture de Choderlos de Laclos, qui, dans De l’éducation des femmes (1783), critique l’oppression des femmes et pense la stratégie pour sortir de cet esclavage : « croiser désir et égalité ». En ce sens, la reprise de l’habeas corpus par les slogans des années 1960 et 1970 (« Notre corps, nous-mêmes », « Mon corps m’appartient ») n’est pas anodine, car, d’une part, elle fait place au droit de décider de sa fécondité et, d’autre part, elle dévoile le fait que le corps des femmes est un lieu de pouvoir masculin.

Du XVIIe au XXe siècle, la raison, lieu symbolique de l’égalité, a été la grande question (être citoyenne, être éduquée, travailler comme les hommes) ; au XXIe siècle, l’émancipation est liée au corps, indiquant l’enjeu de la liberté (questions de la contraception, de l’avortement, du viol, de la procréation médicalement assistée et de la gestation pour autrui). Certes, un spectre assez large de droits a désormais été affirmé, mais « le droit ne veut pas dire que le réel suit », car la domination masculine résiste aux concepts d’égalité et de liberté de la démocratie contemporaine – par exemple, par la mise en cause du droit à l’avortement. Le capitalisme moderne peut absorber l’émancipation des femmes sans toucher à la structure phallocratique de la société : « l’emploi partiel, le congé maternel empêchent toujours l’autonomie, clé nécessaire à toute femme libre ». Cela montre la difficulté des femmes à être des égales libres dans le monde des hommes, où « les droits des femmes sont “réversibles” ».

Mais comment briser un système social où les dominations se re-fabriquent sans cesse ? « Le marxisme doit être mobilisé. […] L’exploitation des femmes et leur domination passent par la matière ». Si les droits et les lois sont insuffisants, alors « les corps, comme corps collectif, se rebellent et se remettent au centre de la question démocratique ». En ce sens, le mouvement MeToo est la révolte, voire la révolution, d’un corps collectif, une prise de parole, une demande d’égalité, un événement historique et politique dénonçant l’usage du corps des femmes par les hommes. « C’est politique parce que les femmes demandent justice, elles remettent en cause un rapport de force. C’est cela la politique, c’est quand un groupe d’opprimés dit : “Ça suffit”. » La domination masculine d’invisible devient visible : « ce qui s’est passé à Hollywood n’est pas un dérapage, cela fait partie du système ». « Il n’y a pas (encore) de loi qui condamne le sexisme (à l’instar du racisme) », pourtant « les affaires de sexe qui touchent les hommes politiques montrent qu’elles ne sont pas qu’une affaire de morale », mais qu’elles relèvent d’une « toujours nouvelle écriture de l’histoire, celle de l’égalité des sexes ».

Comme le dit Geneviève Fraisse, entre hommes et femmes, le jeu n’est pas égal, mais, comme le dirait Beauvoir en reprenant une expression chérie par Sartre, les jeux ne sont pas faits. Aux lecteurs et aux lectrices de s’engager. Ouvrons le balluchon !

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