La Grande Répression

« I can’t breathe » : ces mots de George Floyd lors de son assassinat par des policiers de Minneapolis le 25 mai dernier sont devenus l’un des slogans des grandes manifestations actuelles de protestation des Africains-Américains. S’ils accusent et dénoncent les pratiques d’arrestation de la police, ils s’insurgent aussi contre la situation de la majorité des jeunes noirs du ghetto aux États-Unis. Cette situation est décrite avec une très grande finesse par la sociologue Alice Goffman dans une étude ethnographique qu’elle a menée pendant six ans à Philadelphie, entre 2002 et 2008. Faire mourir les hommes noirs par essoufflement, à force de devoir fuir dès l’âge de 12 ou 13 ans pour échapper aux multiples poursuites judiciaires dont ils sont l’objet, est la finalité de la politique pénale de la plus grande démocratie du monde : telle est la thèse que cette jeune sociologue développe dans ce livre aussi passionnant que terrifiant.


Alice Goffman, L’art de fuir. Enquête dans le ghetto. Trad. de l’anglais par Sophie Renaut.  Postface de Didier Fassin. Seuil, 368 p., 24 €


Alice Goffman est blanche ; elle est la fille d’un des plus célèbres sociologues américains, Erving Goffman ; elle a une vingtaine d’années quand elle s’installe dans le ghetto noir de Philadelphie, celui-là même où W. E. B. Du Bois mena la première enquête sociologique sur les Africains-Américains un siècle plus tôt. Elle a obtenu une bourse pour faire sa thèse dans la prestigieuse université de Penn. Elle loue un appartement dans un bloc qu’elle désigne comme la 6e Rue, et pendant six ans mène une enquête immersive, en se faisant la plus discrète possible, en « petite souris » dit-elle, au sein d’un groupe composé d’une dizaine de personnes, dont la plupart des hommes au moment de la rédaction du livre auront disparu : tué lors d’une fusillade entre eux, assassiné par la police ou suicidé, ou, pour ceux qui ont survécu, purgeant de longues peines dans l’archipel pénitentiaire états-unien.

Le livre d’Alice Goffman est la chronique de la liquidation du ghetto noir de Philadelphie, de la manière dont la justice américaine et son bras armé, la police, a sciemment, à partir du début des années 2000, choisi de traiter « la question noire ». En cela, n’en déplaise à ses détracteurs, estimant que l’auteure, une Juive américaine, n’était pas légitime pour mener un tel travail, Alice Goffman redonne à la sociologie une fonction essentielle, celle de décrire des mondes sociaux et les mécanismes qui les traversent.

Alice Goffman, L’art de fuir. Enquête dans le ghetto

Erie, Pennsylvanie (2008) © Jean-Luc Bertini

Car Alice Goffman ne se focalise pas sur la trajectoire de Mike, de Steve, de Chuck ou encore du frère de celui-ci, Reggie, elle observe et analyse l’ensemble des interactions sociales à l’œuvre dans ce quartier. Pour le public francophone, L’art de fuir est sans doute de ce point de vue le premier grand livre de sciences sociales sur la condition féminine noire américaine aujourd’hui, sur ces mères, ces compagnes, ces femmes que sont Aisha, l’une des sœurs, Miss Regina et Miss Linda, deux des mères, Marie, la mère de deux enfants de l’un des protagonistes, ou encore Dona ou Taja, les jeunes femmes qui partagent leur vie.

En effet, ce que montre Alice Goffman, c’est que le harcèlement pénal dont sont l’objet les jeunes garçons dès la sortie de l’enfance suite à de petites infractions liées aux conditions socio-économiques dans lesquelles ils vivent (habitat insalubre, absence de nourriture et de suivi médical) a produit une société centrée sur la fuite. L’ensemble des relations sociales (familiales, amicales, amoureuses mais aussi économiques) sont définies par l’attitude que chacun.e adopte envers les « fugitifs ». La sociologue dresse une cartographie qui passe d’abord par une catégorisation des espaces (hot/cool), des personnes (dirty/clean) mais aussi des attitudes (couvrir ride ou balancer). Surtout, au cours de ces six années, se dévoile une palette infinie des intrusions du devenir pénal des jeunes noirs dans le quotidien de cette communauté. La question n’est ainsi pas seulement la sur-incarcération de ces hommes – sur la période de six ans, Mike, Chuck et Reggie, les trois principaux sujets de l’étude, ne furent que deux mois en liberté ensemble – mais la fragilisation permanente des relations qu’elle induit. Ces fragilisations, comme Alice Goffman le montre clairement, mettent à mal à la fois les relations avec le dehors de la communauté – le monde du travail et celui des services sociaux et médicaux – et les relations internes — la mère ou le frère qui trahissent ou qui couvrent au point de mettre leur existence en danger.

Ce tableau minutieux révèle en creux un portrait de la police particulièrement intéressant et souvent méconnu. Le cinéma, les séries TV et le roman ont beaucoup mis l’accent sur l’attitude des policiers à l’égard des gars du « Corner » et sur la violence des arrestations, qui n’est malheureusement que le plus visible. Alice Goffman s’assied sur les marches en bas des immeubles, entre dans les appartements, monte dans les voitures pour saisir non pas l’existence de quelques-uns mais la vie, la survie devrait-on dire, on the run, d’un groupe quand la police s’introduit dans les maternités au moment où les jeunes femmes accouchent, assiste aux enterrements, fait pression sur les assistantes sociales ou les bailleurs publics. Quand un homme est plaqué sur le ventre un soir par quatre policiers, c’est une communauté qu’on empêche de respirer, c’est à un groupe qu’on impose de vivre menotté. Car la police est partout, elle perquisitionne en dévastant les appartements, elle éventre les canapés, elle arrache les branchements électriques bricolés, elle violente ou produit du conflit entre les membres d’une famille, d’une communauté.

La prison poursuit ce harcèlement, même si parfois l’incarcération est vécue comme une pause, qui permet de reprendre son souffle ; mais une pause coûteuse, elle aussi. Car Alice Goffman, par la publication de nombreux extraits de son journal de terrain (rédigé au vu et au su de Mike ou de Chuck) qui place le lecteur dans la stupéfaction qui fut la sienne, ne peint pas une Amérique noire pauvre et meurtrie, elle montre comment cette Grande Répression détruit systématiquement et selon une logique claire les fondements de la communauté. Si En quête de respect de Philippe Bourgois (paru en français aux éditions du Seuil en 2001) montrait la manière dont l’épidémie de crack tuait la communauté, le mot de liquidation n’est pas trop fort pour qualifier le moment répressif qui lui a succédé.

Alice Goffman, L’art de fuir. Enquête dans le ghetto

On comprend ainsi pourquoi la publication de ce livre, comme le rappelle Didier Fassin en postface, suscita d’abord un grand enthousiasme critique (la New York Review of Books lui prédisant un statut de classique) avant que certains jugent le travail d’Alice Goffman parfois imprécis, relèvent des erreurs et surtout s’interrogent sur l’attitude de cette sociologue au regard de la loi. Elle fut ainsi accusée d’être complice de meurtre, ayant conduit l’un des personnages sur le lieu d’un règlement de comptes. Enfin, on lui reprocha de s’être immergée dans un monde noir, elle qui était blanche, sans avoir suffisamment mesuré les biais et les effets de cette différence. Didier Fassin n’a pas tort de dire que c’est une ethnographie à risque que développe l’auteure. On pourrait renchérir en disant que la sociologue fait aussi exister ces sujets dans une histoire américaine qui n’a retenu d’elles et d’eux que Rosa Parks, Malcolm X, Martin Luther King, Cleaver, Angela Davis, Obama… ou, sur un mode mineur, les victimes des crimes policiers. Alice Goffman inscrit les vies croisées d’un groupe et produit une autre image, celle d’individus qui collectivement inventent un art. Son livre est aussi le récit d’une résistance. Le titre français est de ce point de vue bienvenu.

Bien sûr, on pourra trouver la chercheuse complaisante parfois (la publication d’un récit de son propre interrogatoire est pour le moins discutable), mais la note méthodologique qui clôt le livre met à plat et de manière très simple l’histoire de son enquête, ses difficultés et ses impasses. L’auteure n’y est pas seulement sincère, elle donne des clés pour comprendre la visée de l’enquête mais également les limites de son travail. Elle revient aussi sur la rédaction et sur cette mise en discours au début des années 2010. Et on ne peut que la louer pour avoir pris le risque de cette publication.

Car c’est la communauté qu’Alice Goffman fait exister en discours par ce livre qui est aujourd’hui massivement dans les rues. Elle refuse de fuir et elle fait face. Elle refuse d’avoir peur, elle ne craint pas de perdre ses allocations si elle ne dénonce pas les fugitifs, elle refuse d’entrer dans les logiques de conflits entre femmes que provoque la police, elle refuse l’ordre et la loi des amitiés et des amours. Le livre d’Alice Goffman n’est évidemment en rien responsable du soulèvement actuel, mais sans doute ses travaux ont-ils modifié le regard des blancs, et singulièrement de la jeunesse universitaire blanche qui est désormais dans les cortèges aux côtés de la jeunesse noire. Modestement, sans en faire un mot d’ordre, Alice Goffman contribue à la recherche en sciences sociales comme scribe de notre présent et comme levier des luttes en cours. Avouons que ce n’est pas si courant par les temps qui courent, que ce soit aux États-Unis ou en France.

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