Un Américain à Paris

Dans son dernier roman, Isabelle, l’après-midi, Douglas Kennedy propose sa variation de l’Américain à Paris, devenu l’un des canons du parcours littéraire des grands maîtres. Mêlant solitude et frénésies érotiques, épiphanies et découvertes, une liaison unit par intermittence un étudiant de Harvard et une traductrice de la bourgeoisie parisienne, à la fin des années 1970. La trame de l’apprentissage croise celle de la maturité tourmentée, le contrepoint transatlantique jouxte le sixième arrondissement, mais le passage du temps cerne les couples pour donner un roman intense, bien cadencé, qui se lit d’une traite.


Douglas Kennedy, Isabelle, l’après-midi. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Chloé Royer. Belfond, 308 p., 22,90 €


Coquetterie de Douglas Kennedy ? Joyeux défi à lui-même pour s’inscrire dans la suite des tableaux d’une collection brillante lancée dès le XVIIIe siècle ? L’attraction du voyage à Paris est ancienne chez les auteurs américains : James Fenimore Cooper y vient en 1829 pour un séjour de sept années ; vingt ans plus tard, c’est Melville, qui évoquera l’hôtel de Cluny dans Moby Dick. Henry James s’expatrie à trente ans, en 1875, réside un an à Paris et note déjà les traits de ses Ambassadeurs. Chez Sylvia Beach, qui ouvre en 1919 sa librairie Shakespeare and Company, se croisent Joyce et les Américains de Paris : Hemingway, qui lui emprunte près d’une centaine de livres, Thomas Wolfe, Scott Fitzgerald, Henry Miller rue Bonaparte, Anaïs Nin, puis James Baldwin qui écrit le célèbre Equal in Paris après une mésaventure rue du Bac. Pour l’un (Miller), Paris est une « sainte citadelle », pour l’autre (Fitzgerald) une « Babylone revisitée ». Quant à Gertrude Stein, du 27 de sa rue de Fleurus, elle baptise la Génération perdue, publie Paris, France en 1940 et déclare Paris « arrière-plan naturel, arrière-plan inévitable de l’art et de la littérature du vingtième siècle ». Douglas Kennedy vient aujourd’hui, avec ce quatorzième roman, s’amuser à prendre rang, familier de Paris, déjà aimé depuis longtemps du public français.

« I Want to Meet a French Girl », tel est le titre de la nouvelle du jeune James Farrell, venu de Chicago à Paris, en 1931-1932, du côté de l’Odéon et de Saint-Germain. Même inclination pour Samuel, l’étudiant du roman de Douglas Kennedy, et c’est chose rapidement faite lors d’une soirée littéraire à La Hune où la mystérieuse Isabelle lui laisse sa carte. Ainsi s’ébauche le conte d’hiver, en janvier 1977, quand tout est possible et infini, avec l’art de traîner et de gîter dans un petit hôtel cosmopolite à Saint-Germain-des-Prés. La jolie rousse aux yeux vert sombre va désormais offrir au jeune homme, deux fois par semaine, des intermèdes voluptueux et intenses de cinq à sept, dans son petit bureau de traductrice, rue Bernard-Palissy.

Isabelle, l'après-midi, de Douglas Kennedy : un Américain à Paris

Douglas Kennedy, en 2009 © Jean-Luc Bertini

C’est l’embrasement des sens, dans la veine du « Paris luxurieux » de Philip Roth, et le reste du temps l’errance et la vie de bohème avec les séances de ciné au Champo, les clubs de jazz, les maigres néons et les cafés, la librairie Shakespeare & Co, comme toujours. C’est la liberté découverte en toute naïveté, avec ses vertiges, sa solitude déracinée : Sam a vingt et un ans, et pour lui Paris est une femme, Isabelle. Une femme de 36 ans (mariée à un banquier) qui mène sa vie en plusieurs compartiments, qui protège leur clandestinité car « Paris est petit, Paris est bavard et tu es un secret ». À heures magiques, lendemains incertains. Elle lui prédit qu’« avec le temps, cette idylle parisienne te paraîtra aussi une dernière illusion de liberté avant de rentrer faire ce que font tous les autres Yankees : la grande danse du conformisme ». Sam détournera-t-il la prophétie ?

Le ressort est noué, le grand pacte faustien va se jouer sur plusieurs décennies, non seulement à l’échelle des amants mais aussi dans leurs cercles : c’est dans cet exercice de culture comparée que s’inscrivent le pari et l’épaisseur du roman qui construit le personnage d’un Américain passionné, profondément attaché à ses origines, rompu au darwinisme social de l’Ivy League, bientôt avocat en vue et toujours à la poursuite de l’amour. Avec tous ses atouts en poche, que va-t-il faire de son éducation sentimentale, de sa passion parisienne et de sa vie ?

À l’évidence, Douglas Kennedy tient d’emblée les ingrédients d’un succès : jouant de l’alternance du quotidien et de l’exceptionnel, des illusions et des fracas, il déborde rapidement les limites de l’exotisme parisien, sans lésiner. Les grands moments d’une vie d’homme sont traités franchement – des scènes d’hystérie, de violence et de désarroi, des faillites conjugales –, avec des rebonds et des accommodements succédant aux lourdes crises parentales et à la détresse des enfants. À la légèreté succède la gravité, à l’éphémère le long cours, et ces épreuves, traitées sur un mode symétrique dans les vies de Sam et d’Isabelle, donnent une forte pâte humaine à la comédie des erreurs. Brillant sujet, Sam demeure un être vulnérable et sensible, pris dans les paradoxes : excellent analyste du droit des contrats, il s’enferre et piétine dans le pacte conjugal et son compromis infernal. Douglas Kennedy est maître dans l’art des contrastes et des allers-retours, oscillant entre Paris, paysage du leurre et de la fascination, et Manhattan avec sa topographie en miroir, passant de la pauvreté à l’opulence, des conventions sociales aux échappées clandestines, du catimini au convenu.

À maints égards, Isabelle, l’après-midi s’inscrit dans la continuité de l’œuvre, dans le fil des romans précédents qui disent le mirage et la vie conjugale, la poursuite du bonheur, l’emprise du passé et les grands hasards de l’amour. Excellent conteur, Douglas Kennedy sait trousser une accroche rapide, camper une silhouette avec une vareuse, et ses cinq années de jeune auteur au service du théâtre à Dublin lui ont appris aussi bien le rythme d’une scène, la place des accessoires, l’appoint des figurants et, plus que tout, l’inéluctable montée en puissance des drames en cinq actes, leur alternance de l’ordre et du désordre.

Paris l’automne et fin de partie, Paris de toutes les saisons d’une passion, par le truchement d’un élégant bristol qui tant de fois traverse l’océan. Cette dynamique de la carte blanche donne vigueur à toute l’aventure, ponctue les instants forts, marque les repères d’un développement du corps et de l’esprit de Sam. Une carte blanche pour ne pas perdre l’autre, pour inviter la fête et la tendresse, pour le dur désir de durer. Telle liaison colle admirablement à notre monde contemporain avec ses codes de classe, les vols multipliés de Paris à la côte Est, les équivoques, les urgences et moments de folie.

Au cœur de cette mobilité et des tumultes persiste une inadéquation fondatrice, ainsi que l’écrit Sam à Isabelle : « nous considérons tous deux la vie comme quelque chose d’imparfait par nature. Ce qui ne nous rend pas misérables ou pessimistes. Juste réalistes. […] Il faut accepter le désespoir sans se figurer qu’il existe un Saint-Graal du bonheur à l’autre bout du tunnel ». Ainsi l’exploration de la mélancolie devient-elle chez Douglas Kennedy une forme de sagesse, un état d’esprit permanent qui permet de ne jamais s’attarder en errance pensive et de repartir pour conquérir encore, dans un nouvel élan. Sam, incorrigible romantique, Américain qui connait l’ivresse de Paris et le chaos de New York, nouveau baladin du monde occidental.

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