Bien connu pour ses travaux sur les cultures amérindiennes, Eduardo Viveiros de Castro construit, livre après livre, une anthropologie qui déplace la position qu’occupe l’Autre dans nos configurations mentales. Dans L’inconstance de l’âme sauvage, récemment traduit en français, tout part d’un paradoxe. Les Indiens Tupinamba, que les pères jésuites tentent de convertir dès le XVIe siècle, sont apparemment pleins de bonne volonté : ils sont prêts à accepter les dogmes que les Blancs leur proposent, faisant naître de grands espoirs de conversion chez ces infatigables prêcheurs. Cependant, alors même qu’ils semblent convertis, les Tupinamba retombent régulièrement dans leurs pratiques cannibales. D’où l’idée d’inconstance qui figure dans le titre de l’ouvrage.
Eduardo Viveiros de Castro, L’inconstance de l’âme sauvage. Catholiques et cannibales dans le Brésil du XVIe siècle. Préface de Daniel Barbu et Philippe Borgeaud. Trad. du portugais (Brésil) par Aurore Becquelin et Véronique Boyer. Labor et Fides, 184 p., 16 €
Face à ces comportements paradoxaux, les pères jésuites avaient imaginé pouvoir séparer l’acceptation du dogme, constitutive à leurs yeux de cette religion chrétienne que les Tupinamba adoptaient sans effort comme croyance, d’une culture qui, quant à elle, serait maligne, qui les faisait, malgré l’enseignement chrétien, manger leurs ennemis capturés à la guerre. Il convenait donc à leurs yeux d’extirper cette culture, si nuisible au triomphe véritable de la foi.
Tout à l’opposé, Eduardo Viveiros de Castro tente de démontrer que le cannibalisme rituel forme le cœur même de la manière dont les Tupinamba construisent leur socialité et ne saurait par conséquent être séparé de ce qui constitue leurs relations religieuses. Il s’appuie sur l’idée que l’acceptation empressée dont témoignent les Tupinamba ne concerne pas la volonté d’obéir aux dogmes chrétiens mais manifeste une « ouverture à l’autre caractéristique de la pensée amérindienne » particulièrement intense dans le cas Tupinamba. Pour les cultures amérindiennes l’Autre n’est pas seulement pensable, il est indispensable.
L’auteur nous aide alors à imaginer qu’il existe des cultures pour lesquelles la relation à l’autre prime sur la coïncidence à soi. Une telle manière de sentir et de penser est profondément contre-intuitive pour une culture comme la nôtre, fascinée par l’identité. On retrouve ici l’interrogation que proposait James Clifford dans Malaise dans la culture (1996) : que se passe-t-il si l’identité est conçue non comme une frontière à maintenir, mais comme un nœud de relations et de transactions impliquant activement un sujet ? Il est aisé de voir comment cette caractéristique culturelle des Amérindiens rejoint aujourd’hui les interrogations nouvelles des anthropologues, comment elle déplace le point fixe de la perspective euro-centriste, comme l’avait parfaitement formulé Édouard Glissant dans Le discours antillais.
Au plan ethnographique, Eduardo Viveiros de Castro propose d’inscrire cette prééminence de la « relation positive à l’Autre » dans le grand cycle mythique de la « vie brève » et de la réflexion sur la valeur de la mort. La vie longue, voire l’éternité, y apparaît comme le privilège des héros culturels, des fondateurs de généalogies. L’opposition entre les héros culturels et les autres, le vulgum pecus, instaure les règles de la condition humaine, sociale et mortelle. Arrivant sur leurs caravelles et armés de techniques sans équivalent, les Européens parurent aux Tupinamba appartenir, de toute évidence, à la catégorie des héros ou des chamanes, comme des êtres dotés de pouvoirs exceptionnels. Les voyageurs du XVIIe siècle perçurent très vite les marques de cette place éminente réservée aux Blancs comme aux maîtres sorciers, sachant que la distance entre ces deux classes d’êtres humains n’est pas de nature : la distinction s’obtient, elle résulte d’efforts vainqueurs pour surmonter la barrière perméable entre le divin et l’ici-bas.
Pour revenir à la question du cannibalisme, on comprend dès lors que le combat avec l’ennemi, et son point culminant, le festin cannibale, constitue à la fois un haut fait prouvant la valeur du sujet et ce qu’on pourrait appeler une « capture d’altérité ». Il ne faut à cet égard jamais confondre le festin cannibale avec le sacrifice de la tradition occidentale : il n’existe pas pour les Tupinamba de victime expiatoire. La consommation de la chair de l’ennemi, qui se pratique dans un rituel communautaire au cours duquel la victime est choyée, constitue d’autant plus certainement un acte socialement valorisé pour celui qui rapporte la victime à sa communauté que cette capture s’est effectuée sans le concours de cette dernière.
Dès lors, si l’ennemi qui appartient aux tribus voisines est bien cet Autre qu’on doit tuer et manger pour avancer sur le chemin de la longue vie, l’Européen représente une altérité plus radicale. Il est cet Autre qu’incarne le chaman ou le pajé, il appartient potentiellement à l’univers des morts et des héros de la tribu. C’est la raison pour laquelle, dès le XVIe siècle, les jésuites furent qualifiés de karaiba, terme habituellement réservé aux sorciers, et les Français qui négociaient avec les Tupinamba du terme équivalent de mair. Le fait que les chrétiens dispensaient par ailleurs un discours apocalyptique sur l’au-delà n’a fait que renforcer chez les Tupinamba l’idée qu’ils appartenaient naturellement au domaine des âmes et de la mort, auquel ils aspiraient et qu’ils voyaient comme « la vie tranquille ».
Ces circonstances furent à l’origine de cette curieuse combinaison de croyance et de non-croyance qui frappa les pères jésuites et rendait la conversion des Tupinamba aléatoire dès lors qu’elle n’était pas liée à la reconnaissance d’un pouvoir et d’une autorité. Il faut noter que les peuples Tupi, qui occupaient une grande partie du continent sud-américain, avaient une infinité de pajés, de sorciers et de héros, mais pas de maître. L’absence d’un pouvoir central (par opposition aux Incas du Pérou et aux Mayas du Mexique) et la diffraction du modèle héroïque en autant de guerriers vaillants rendaient difficile l’obéissance que suppose la conversion. Pour l’Église, la vraie croyance suppose soumission et conformité à la règle, à la loi et au dogme, lesquels, à leur tour, supposent le pape et le roi.
En reformulant à sa manière un matériau ethnographique par ailleurs bien travaillé depuis des décennies, en particulier par Alfred Métraux, Eduardo Viveiros de Castro, en même temps qu’il raconte les incompréhensions entre jésuites et Tupinamba, construit une critique des réflexes des sciences sociales occidentales, attirées par ce qu’il appelle le « fétiche durkheimien de Totalité ». Renouant sur certains points avec les travaux de Pierre et Hélène Clastres, il doute que la religion soit la voie royale qui conduit à l’essence ultime d’une culture, autrement dit, en termes durkheimiens, que la croyance de la tribu soit la croyance en la tribu. Le titre, L’inconstance de l’âme sauvage, trouve ici encore sa justification. Douter que les Tupinamba soient attachés à leur société comme à une totalité fermée, c’est se donner les moyens de penser des formes de socialité qui se fondent sur la relation à l’Autre et non sur son exclusion.
Vue sous cet angle, l’inconstance des Tupinamba n’est donc ni une tromperie, ni une vénalité calculatrice : elle est la structure même du choix de l’Autre comme destin, et cela pour chacun des membres de la tribu, destin qui peut se réaliser dans la consommation de l’autre comme dans la captation de puissances venues d’ailleurs. En cela elle manifeste une attitude profondément contraire au vertige de l’identification comme à ses jeux de miroirs et à sa propension à annihiler l’autre qui corrode nos sociétés. Eduardo Viveiros de Castro n’est pas loin de penser que nous serions bien inspirés de réfléchir à cette philosophie de l’Autre, plutôt que de la rejeter sans autre forme de procès.