Le désespoir est trop facile : le titre du recueil du poète syrien Monzer Masri déjoue en quelques syllabes bien des attentes convenues. La voix de celui qui a choisi de rester vivre à Lattaquié, en Syrie, quand d’autres ont pris bien avant 2013 déjà le chemin de l’exil, a été peu entendue en France. La beauté simple de ses vers saisit la clarté du quotidien, dans la traduction de sa sœur, la poétesse Maram al Masri. L’anthologie qu’elle publie rassemble une cinquantaine de poèmes tirés de l’œuvre de Masri, dans une version bilingue arabe-français.
Monzer Masri, Le désespoir est trop facile. Édition bilingue. Trad. de l’arabe par Maram al Masri. Le Temps des cerises, 152 p., 12 €
Monzer Masri est poète, et c’est ce qu’il fait « pour vivre », non un travail « pour boire et manger ». Il est aussi peintre, et l’on trouvera ainsi dans le recueil les traces de ce double rapport esthétique au monde : « Un homme a perdu son chemin à plusieurs reprises » est dédié à W. B. Yeats, et c’est un tableau de Van Gogh qui s’anime dans « Les trois quarts du visage avec une oreille bandée ».
Monzer Masri est aussi syrien, et demande dans la postface : « Combien de temps continuerai-je à jouir du rôle de victime ? » Victime, il l’a d’abord été face aux obstacles rencontrés pour éditer ses vers. Masri compose depuis les années 1960, et a obtenu en Syrie une reconnaissance en tant que poète dans les années 1970, en étant d’abord publié par le ministère de la Culture. Mais dans la Syrie des Assad père et fils, dominée par le parti Baath et ses réseaux, il a souvent dû publier ses vers à ses frais, limiter leur diffusion au cercle de ses intimes, subir la censure (celle du recueil « Obscure » en 1989) et la réticence des maisons d’édition lorsque les institutions officielles ont cessé de publier sa poésie.
Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que la maison Al Rayes publie ses textes, réédités ensuite par les éditions Amissa à Damas. Quand d’autres, face à ces difficultés, ont pris le parti de s’exiler ou d’exiler leurs œuvres en les faisant publier en dehors des frontières de la Syrie, Masri, lui, a choisi de rester vivre et travailler à Lattaquié. Ces méandres éditoriaux contribuent sûrement à expliquer la méconnaissance de ses vers à l’étranger, et en particulier en Europe et en France, où son premier recueil – et le seul jusqu’à celui-ci – n’a paru qu’en 2005, sous le titre Les gens de la côte et autres poèmes (éditions Alidades).
Mais Masri ne se présente pas comme un résistant, et se refuse aussi à se faire victime du contexte politique pour justifier l’existence – ou l’ignorance – de son œuvre, et sa difficile mise au jour. Il y trouve aussi des raisons intrinsèques et avoue humblement : « par-delà mon problème personnel, la première raison qui explique les entraves mises à la publication de mes recueils, est que ma poésie est particulière ». Particulière, cette poésie l’est, dans le fond comme dans la forme. Le contexte syrien prépare sans doute les éditeurs, éditrices, lecteurs et lectrices, à guetter au détour des vers le désarroi, la souffrance, l’horizon obscurci, celui de la dictature puis de la guerre. Il y a bien cette trame de fond : les poèmes écrits à l’école militaire de Homs, les canons qui surgissent au détour des mots, les vers limpides et directs qui témoignent simplement de sa situation : « Il est entré en guerre et il en est sorti sain et sauf / mais les choses ne sont / pas si faciles ». Cet extrait est celui choisi par l’éditeur pour la quatrième de couverture, il s’agit presque du seul poème du recueil mentionnant la guerre, ce qui n’est pas anodin.
Si le contexte compte certainement, ce n’est pas lui qui vient principalement nourrir les vers du poète : le quotidien compte plus, et Masri n’établit aucune hiérarchie entre les souffrances de la guerre, le ciel lourd de la Méditerranée en hiver et la tasse brisée, vestige d’une rupture. Gare alors à qui voudrait faire de Masri un exemple, lui qui ne jette jamais ses vers en pâture aux bouches avides de témoignages édifiants qui pullulent en France et en Europe ces dernières années. En ce sens, le titre du recueil doit être lu comme une formule programmatique pour le lecteur : Le désespoir est trop facile. La difficulté du contexte politique dans lequel écrit Masri est une évidence, qui parfois n’a pas besoin d’être dite, au contraire des choses infimes, des détails de l’existence, de la beauté d’un geste et de la chaleur d’un corps qui disparait au matin, le tout écrit dans une langue limpide.
Car il faut savoir prendre du temps pour saisir la beauté désarmante de simplicité des vers de Monzer Masri, pour se plonger jusqu’au cœur de cette poésie matérialiste. Il y a dans sa poésie la couleur du ciel, le passage des saisons, beaucoup d’objets et les mots des autres, saisis à la volée.
« Si je ne fais pas attention à ce
magazine illustré à bon marché
au transistor japonais
et à la boîte de mouchoirs
ces choses à quoi la poésie n’aime pas
se mêler
interfèrent »
Pas de grands mots, pas de lyrisme, ce sont simplement les passants du port de Lattaquié et les objets de sa chambre qui irriguent la poésie de Masri. C’est cette beauté-là qui semble urgente à dire, à saisir, parce qu’elle est éphémère. C’est la réalité matérielle que le poète donne à entendre et à voir, dans des vers où la rime a disparu et où le poète s’efface pour laisser place au monde : « Il a brisé la balance / divorcé de la rime / Il a dit : ‟Je dois revenir à l’amour passionné / Je dois être comme l’air” ». Cette poésie presque prose prend des allures de description du tout et du rien, et la banalité du quotidien y devient constat poétique :
« Il pleut le 10 juin
et tu ne peux même pas t’oublier
en regardant par la fenêtre
et montrer
que tu es émerveillé »
Le poète n’est pas hors du monde, il n’est pas le monde, il est bien là, dans le réel, et nous y sommes avec lui.
Chez Masri encore, il n’y a plus de hiérarchie dans la beauté de ce qui l’entoure, où « les herbes qui habillent les sentiers » valent bien les « lys choyés ». On y apprend que cette beauté n’est sans doute pas là où on la cherche, ni même là où on croit la voir, et Masri saisit cette nuance avec ironie :
« Il a crié ‟Oh, Dieu…
Je vois un monde de lumière”
Il avait collé son œil
Contre la gueule
D’une lampe électrique »
Pas de lyrisme, donc, ou avec parcimonie, même si les sentiments ne sont pas absents. C’est aussi une poésie du cœur que celle de Masri, mais d’un cœur franc, où les sentiments se constatent plus qu’ils ne s’auscultent : l’amour brigand est bien « la légère » qui voyage, et pourtant : « Ses jambes ne se fatiguent pas / mais il y a le poids / du cœur ». Ce cœur-là n’est pas métaphorique, il est celui qui pèse au fond des poitrines, il est cœur lié au corps qui souffre aussi de l’absence physique « Comment puis-je t’oublier / quand tu pars / et que mon corps garde ton odeur ».
La simplicité de la poésie de Masri n’affleure pas uniquement dans les objets qu’il choisit, mais aussi dans la langue. Le choix d’éditer ces poèmes en bilingue est à saluer, même si l’on déplore parfois que le soin apporté à la mise en page des vers en français ne se retrouve pas pour les vers en arabe, lorsque certaines phrases sont inversées (on croit même à une erreur de logiciel de traitement de texte passé de l’écriture de gauche à droite à l’écriture de droite à gauche), ou lorsque certains vers finals des poèmes sont renvoyés sans raison à la page suivante, interférant ainsi avec le titre du poème qui suit. Le choix de publier l’arabe n’a rien d’anecdotique, et mérite plus d’attention.
Quoi qu’il en soit, l’édition bilingue permet au lecteur arabophone de plonger dans les vers originaux. Masri compose ses poèmes en arabe littéraire tout en optant pour une langue maniée avec sobriété. De cette langue riche de nuances et propice aux variations rythmiques et poétiques, Masri choisit de retenir les mots du quotidien. Il ne joue pas des complexités grammaticales, et le texte se lit comme on suit le cours d’un ruisseau.
Cette simplicité est préservée par les choix de traduction, qui peut-être l’accentuent encore, quitte à laisser échapper parfois la subtilité initiale des vers comme dans le poème « La haine est aveugle, l’amour voit », où le jeu poétique avec le proverbe arabe « Mieux vaut un oiseau dans la main que dix sur l’arbre » se perd dans la traduction. Maram al Masri n’est pas seulement traductrice, et sœur de l’auteur, elle est poétesse elle-même. Cette traduction est un cadeau, une expression de gratitude à l’égard de son frère, comme elle le dit avec sincérité et sans emphase dans l’avant-propos au recueil. On sent ici que la traductrice ne cherche pas à faire œuvre, mais s’inscrit humblement dans les pas du poète, dans le respect de son travail et de sa sensibilité.
On se rappelle, à la lecture des vers de Masri, que Fernando Pessoa avait écrit dans Le gardeur de troupeaux : « L’effarante réalité des choses est ma découverte de tous les jours ». Masri nous dit à son tour que, s’il faut sentir le monde et le penser, il est surtout important de le voir et de le vivre.