En 1977, la journaliste new-yorkaise Vivian Gornick publie un livre d’entretiens avec des ex-communistes américains. Critiqué tant par la droite conservatrice que par la nouvelle gauche (New Left) et bien sûr la gauche communiste, The Romance of American Communism a fini par devenir un classique, mais il est rare qu’un classique ait pu concentrer autant de haine ! La maison d’édition indépendante Verso, créée autour de la New Left Review, le réédite aujourd’hui, avec une nouvelle préface de l’auteure. C’est peu de dire qu’on ne voit plus rien comme avant. Il y a bien sûr l’« effet Sanders », mais pas seulement : on essaiera de comprendre pourquoi – en regrettant que seuls deux livres de Vivian Gornick soient traduits en français.
Vivian Gornick, The Romance of American Communism. Verso, 288 p., 17,97 €
Lors d’une rencontre féministe à Boston dans les années 1970, Vivian Gornick, alors journaliste à l’hebdomadaire new-yorkais The Village Voice, s’oppose à une oratrice selon laquelle les hommes seraient par nature des oppresseurs. Comment, intervient Gornick, peut-on employer le mot « nature » qui a été utilisé pour faire de nous des femmes ? Si nous avons découvert que c’est la culture et non la nature qui était à l’œuvre, pour quelles raisons ne pas l’admettre aussi pour les hommes ? Bien que déjà connue comme activiste féministe, Vivian Gornick sent immédiatement l’hostilité l’entourer. C’est alors que l’oratrice se tourne vers elle et, d’un ton cinglant, lui lance : « Tu es une intellectuelle et une révisionniste ! » Cette phrase eut sur le champ l’effet d’une madeleine : combien de fois ne l’avait-elle pas entendue lorsqu’elle était au parti communiste ! Soudain, elle éprouva paradoxalement ce qu’elle n’avait pas éprouvé depuis qu’elle l’avait quitté, vingt ans auparavant, soit de la compassion pour ceux qui en avaient été membres. Elle décide alors de partir à leur rencontre.
Créé deux ans après la révolution d’Octobre en Russie, s’il ne fut jamais un parti de masse, le Parti communiste américain compta, à l’apogée de son influence, 75 000 membres (par comparaison, en 1936, le PCF comptait 235 000 membres). On était dans les années 1930, celles de la Grande Dépression, à la suite de l’effondrement boursier de 1929. À ses débuts, la plupart étaient des travailleurs du textile, des mineurs, des ramasseurs de fruits, d’anciens hobos, ces SDF dormant dans les trains et offrant leurs services comme journaliers, des émigrés juifs, en grand nombre, italiens, polonais, portoricains. S’il n’attira pas autant qu’en France les intellectuels, rendus méfiants à l’égard de l’expérience soviétique grâce au philosophe John Dewey, dont la commission, en 1937, devait déconstruire les accusations contre Trotsky et les accusés des procès staliniens à Moscou, il créa sur le sol américain un important réseau d’associations d’entraide, compta des syndicalistes renommés qui organisèrent de grandes grèves, des avocats qui défendirent les Noirs dans le Sud bien avant le Civil rights movement des années 1960.
Après la Seconde Guerre mondiale, et après avoir connu la chasse aux sorcières de la période du maccarthysme au cours de laquelle ses dirigeants et nombre de ses militants passèrent dans la clandestinité (en 1951, 2 000 communistes y étaient contraints), perdirent leur travail, changèrent de ville pour se protéger, eux et leurs enfants, du climat de violence à leur encontre, après avoir connu en juin 1953 l’exécution de Julius et d’Ethel Rosenberg pour espionnage au profit de l’URSS, le Parti reçut en 1956 le coup de grâce avec le discours de Khrouchtchev lors du XXe congrès du Parti communiste d’Union soviétique. « En l’espace de quelques semaines, il perdit 30 000 membres et en moins d’un an, il redevint ce qu’il avait été : une secte de peu d’importance. »
Née dans le Bronx en 1935, Vivian Gornick vient d’une famille à tout point de vue représentative du Parti communiste américain. La première phrase de son livre est mémorable : « Avant de savoir que j’étais juive et une fille, j’ai su que j’appartenais à la classe ouvrière. » Elle était ce qu’on appelle en anglais a red diaper baby, un bébé né dans des langes rouges. À la table familiale, on lisait et discutait l’organe du Parti, le Daily Worker. Elle connaît dès l’enfance la solidarité des camarades, leur abnégation et leur dévotion à la classe ouvrière et au Parti qui ne faisaient qu’un. Ses écrits autobiographiques, notamment Attachement féroce, sont irremplaçables pour raconter ce monde-là – à la manière, ironie de l’histoire, de ce formidable livre intitulé Le monde de nos pères, écrit par son détracteur, l’intellectuel socialiste Irving Howe, né lui aussi dans le Bronx et dans une famille juive. On y reviendra.
Avant de s’engager dans la cause des femmes, Vivian Gornick fait des études à Berkeley ; elle se souvient de l’effroi que provoquait chez les étudiants la révélation que ses parents étaient communistes : « c’est exactement comme si j’avais annoncé que j’étais juive dans un cercle d’antisémites ». Les communistes apparaissaient comme des aliens. Elle savait qu’un jour elle écrirait pour montrer qu’ils n’en étaient pas, qu’ils étaient des gens comme les autres. Mieux, des mensch, des gens bien. Ce qu’elle se résolut donc à faire à l’issue de la rencontre de Boston, voyageant à travers les États-Unis pendant plus d’un an pour interroger une trentaine de « voix d’en bas » du Parti (il y a bien quelques cadres, mais la plupart du temps les noms ont été changés). Des gens dont la cuisine dans leur appartement miteux du Bronx était devenue le centre du monde comme les Grecs anciens l’avaient défini : « Marx était leur Socrate, le Parti, leur Platon et le socialisme mondial, leur Athènes ».
Dans le Parti, ces gens qui n’étaient rien s’élevaient au-dessus de leur condition. Le processus est connu, mais lire les témoignages rassemblés par Vivian Gornick a quelque chose d’émouvant tant on sent qu’elle les retranscrit en totale empathie avec ses interlocuteurs. Oh, bien sûr, certains racontent aussi combien le Parti a exigé le sacrifice de leur vie privée. Ils évoquent le sectarisme, les exclusions pour « révisionnisme », ce qui souvent signifiait « trotskysme », ou encore pour « white chauvinism » (moins pour « male chauvinism »…), mais, le plus souvent, ce que retient Gornick de ces entretiens, c’est le gain personnel que l’individu pouvait tirer de la conscience sociale à laquelle il ou elle avait accédé. Tout n’était pas parfait, mais l’expérience avait été « globalement positive » pour reprendre une expression d’époque (en France, du moins).
De toute façon, dit-elle, ses questions tournaient autour de la portée émotionnelle de l’engagement politique. Il s’agissait de redonner du sens à l’engagement de ses parents, au sien propre, en bref de faire comprendre ce qu’elle avait ressenti dans sa chair avant de pouvoir le formuler intellectuellement : la force des émotions politiques qui purent au XXe siècle modifier l’horizon d’attente de l’humanité. Autant dire qu’avec un tel agenda – qu’on dirait moderne, aujourd’hui où les émotions sont devenues objet d’histoire – dans les années 1970, Gornick donnait des bâtons pour se faire battre ! Ce qui ne manqua pas d’arriver.
Ce n’est pas le défaut évident de méthodologie dans une démarche d’histoire orale, une pratique débutante dans les années 1970, qui lui sera reproché. L’ouvrage de référence de Paul Thompson, The Voice of the Past: Oral History, n’est publié qu’en 1978. Vivian Gornick n’a d’ailleurs jamais prétendu faire œuvre scientifique, mais son désintérêt pour la dimension politique de l’action du Parti et son allégeance à l’URSS, qui n’est quasiment jamais évoquée, choque à droite comme à gauche. Elle ne voit les erreurs que dans les déchirements individuels que le dogmatisme a provoqués dans les rangs du Parti. Elle ignore la critique de la New Left et de toute la mouvance socialiste anticommuniste à une époque où L’archipel du goulag de Soljénitsyne vient d’être publié aux États-Unis (1974) et où le monde occidental et ses intellectuels de gauche se mobilisent autour des dissidents soviétiques.
Qu’avait-on à faire dans ce contexte des émotions de gens qui s’étaient trompés et n’avaient pas cru aux crimes du stalinisme ! Dans la New York Review of Books, le critique Irving Howe assassine le livre. En gros, dit-il, c’était un excellent sujet, complètement raté en l’absence de distance critique. Selon lui, Vivian Gornick ne veut voir dans les actions de ces ex-communistes que leurs bonnes intentions, elle ignore « la corruption morale que peut induire l’idéalisme », elle fait pleurer au mauvais moment et fait en revanche preuve d’indulgence quand il convient d’accuser. En français, on parlerait d’un livre « à l’eau de rose ». Last but not least, le livre est mal écrit, dans le style du « nouveau journalisme » new-yorkais que hait Irving Howe.
Cette critique « au vitriol », dit Vivian Gornick dans cette nouvelle édition, l’aurait envoyée au lit pour une semaine. Intériorisant le reproche concernant son style, elle reconnaît que le livre a été mal écrit – ce qui ne saute pourtant guère aux yeux. Anticipant de nouvelles critiques, elle dit comprendre qu’on ait pu lui reprocher d’avoir livré une vision « romantique » du milieu « progressiste » de son enfance. Elle dit ne pas avoir alors réalisé que le climat de la guerre froide était resté le même au milieu des années 1970 que dans les années 1930.
Étrangement, dans cette nouvelle préface défensive, Gornick ne semble pas voir que la césure historique de 1989 la préservait de nouvelles attaques, que les critiques de jadis avaient fait long feu. Elle ne semble pas avoir compris qu’aujourd’hui les ex-communistes, comme leurs (frères) ennemis, les socialistes démocrates, se retrouvent, depuis la chute de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide, privés du même horizon, dans la même nostalgie d’un temps où le socialisme, quelle qu’ait été la représentation qu’ils s’en faisaient, était encore au coin de la rue. Du même côté du mur, si l’on peut dire. Le mot de « socialisme », d’ailleurs, n’effraie presque plus personne aux États-Unis, il a été réhabilité par un Bernie Sanders qui aurait pu être le candidat démocrate pour la prochaine élection de novembre 2020. Mais surtout, la réception favorable accordée, trente ans plus tard, à la Romance de Vivian Gornick tient à son regard novateur pour l’époque sur le communisme vu à travers le prisme de l’histoire des émotions, désormais grille de lecture en vogue. Ce qu’un Irving Howe, aujourd’hui disparu, peu porté sur l’introspection, à l’instar des intellectuels engagés de sa génération, aurait encore moins pu prévoir qu’elle-même.