L’œuvre de Chemetov

Dans un livre d’entretiens avec le journaliste Frédéric Lenne, Paul Chemetov, en sept conversations dont chacune révèle une facette de sa personnalité, de son parcours ou de sa généalogie intellectuelle, donne des détails précieux sur une expérience de plus de cinquante ans, celle d’un grand architecte du XXe siècle. « Chem » est français, mais sa langue maternelle est le russe d’avant la révolution bolchevique. Il a choisi un métier technique qu’on pouvait pratiquer partout dans le monde, même quand on était contraint à l’exil, comme son père, le dessinateur Alexandre Chem.


Frédéric Lenne, Paul Chemetov. Être architecte. Arléa, 123 p., 14 €


Né en 1928, Paul Chemetov se situe dans la double filiation de l’architecture de la reconstruction et des innovations technologiques et épistémologiques de l’après-guerre. Il rappelle qu’il fut formé aux Beaux-Arts, où il reçut l’enseignement de Bernard Laffaille (1900-1955), ingénieur-constructeur pionnier des nouvelles structures en voiles minces de béton. Chemetov appartient à cette génération héritière d’un savoir-faire architectural académique, façonné par les nécessités et les espoirs de la reconstruction, une vision, une culture, une conscience aussi, qui interpellent particulièrement dans notre contexte : « J’ai commencé ma vie professionnelle en participant à la reconstruction de la Moselle. Cette approche m’a persuadé de l’importance du temps, de la valeur des traces et de leur lecture […] J’ai véhiculé tout au long de mon travail beaucoup d’apports de ceux qui étaient là avant moi, apports recomposés et bricolés ».

Frédéric Lenne, Paul Chemetov. Être architecte

La patinoire de Saint-Ouen, créée par Paul Chemetov © Stéphane Gaessler

L’architecte dit avoir été marqué par la ruralité depuis son séjour à Châteauroux pendant l’Occupation : « Je lisais des ouvrages tels que L’architecture rurale et bourgeoise en France, qui m’ont beaucoup appris… À cela s’ajoutaient les croquis de Laprade et les relevés du musée des arts et traditions populaires faits pendant la guerre à l’initiative de Georges Henri Rivière ». Voilà donc une généalogie plutôt surprenante pour celui qui sera l’un des virtuoses du béton armé, plus tard qualifié de « pape du logement social » par l’architecte Édith Girard. Il se définit lui-même comme « un constructeur, amoureux du détail ». Gardant un rapport très matériel à l’architecture, il prend plaisir « à travailler avec des artisans menuisiers dont les plans sont presque ceux de meubles, avec qui l’on peut discuter de la moindre lame, du moindre joint comme à Vigneux dans la première HLM », que Chemetov réalisera en  1964-1967.

Qualifié de brutaliste dans ses premiers travaux au sein de l’AUA (Atelier d’urbanisme et d’architecture), Chemetov souligne que cette dénomination n’est pas tout à fait juste, car il tenait toujours compte du contexte. Il prendra le parti de la banlieue contre les grands ensembles, et aujourd’hui il est tout aussi critique vis-à-vis des tentatives de transposer les caractères de la ville-centre pour la transformer : « La banlieue ne sera jamais les Champs-Élysées, et les Champs-Élysées n’ont pas à être la banlieue. Mais accepter cette contradiction, c’est accepter que ce qui est le service public soit le même partout […] La ville qui nous est commune doit nous être commune dans ses services, tous ses services ».

Revendiquant le principe « conserver c’est transformer », Chemetov promeut depuis toujours une culture du réemploi, de la connaissance, de la citation, qui conserve une forte tension dialectique et pédagogique. Il est historien par son besoin de connaître le passé pour agir, auteur de plusieurs recherches : Familières inconnues. Architectures, Paris. 1848-1914 (Dunod, 1980) sur l’architecture du fer, ou encore Paris-Banlieue 1919-1939. Architectures domestiques (Dunod, 1989) et La fabrique des villes (L’Aube, 1992). La dialectique entre conservation et transformation au-delà des questions patrimoniales apparaît évidemment comme une question centrale des enjeux écologiques actuels. La société du gaspillage s’incarne pour lui jusque dans la « politique de la ville », qui préfère détruire que recycler : « Un bâtiment a une capacité de réemploi – à l’heure de l’écologie et de l’économie circulaire –, une mémoire et une place dans un ensemble d’éléments tels que le paysage urbain, rural ou prétendument naturel. Ne pas réfléchir à sa transformation, c’est une tare de l’esprit. C’est ne pas vouloir réparer comme si notre civilisation était celle des mouchoirs jetables ».

Frédéric Lenne, Paul Chemetov. Être architecte

Paul Chemetov © Brigitte Lacombe

S’il s’inscrira dans une remise en question critique de l’héritage des grands ensembles, du zoning, mais aussi de cette aspiration depuis la cité-jardin à dissoudre la ville, il ira aussi à contre-sens de la nouvelle tendance incarnée par la périurbanisation pavillonnaire. « Le défaut des grands ensembles était la répétition du même à l’infini. Mais la répétition du différent à l’infini est strictement du même ordre », affirme l’architecte : « La démocratie contemporaine se joue dans la ville ». Cette pensée de la ville dense s’inscrit pour lui dans une conscience des limites du modèle urbain actuel de surexploitation des terres et des ressources : « En réalité, pour que l’humanité perdure, la seule issue est le partage et la frugalité… on ne peut pas être neuf ou dix milliards sur terre, ou alors ce sera dans des conditions de bidonvilles, de nourriture industrielle et de pollution généralisée. En France, il est impératif de stopper la surconsommation des terrains. On ne peut pas continuer à laisser se développer le lotissement généralisé ».

Chemetov se définit comme un architecte de la commande publique, il a très peu travaillé pour le privé, ses principaux commanditaires et collaborateurs ont été des maires issus de la gauche, notamment dans la ceinture rouge parisienne. Auteur de certains des grands gestes architecturaux qui ont marqué l’ère mitterrandienne, comme Les Halles (1979-1985), le ministère des Finances (1984-1989) ou la rénovation du Muséum d’Histoire naturelle (1987-1994), il exprime son attachement à l’association primordiale entre les représentants démocratiquement élus et l’architecte, qui peuvent produire de manière transparente un urbanisme ayant la capacité de répondre aux attentes d’un territoire et d’une population.

Chemetov est marqué par le marxisme, il voit dans « le conflit le moteur de sa propre résolution ». Mais il citera aussi Ernst Bloch, Walter Benjamin, Antonio Gramsci et l’historien de l’art Pierre Francastel. Pour Chemetov, on ne peut plus depuis longtemps faire de distinction entre une architecture de la poièsis et une architecture de la praxis sociale: « Paraphrasant Gropius dans Apollon dans la démocratie, je dirai que l’architecte dans sa tradition construisait des églises, des palais… mais la question que pose la démocratie, c’est loger, soigner, enseigner, faire travailler. Pour l’architecture, le projet illimité de s’occuper de tout change sa nature et rend plus difficile l’exercice de l’architecte ».

Frédéric Lenne, Paul Chemetov. Être architecte

« L’opération Pasteur » à Saint-Ouen, par Paul Chemetov © Stéphane Gaessler

Et pourtant Chemetov ne peut que constater le retour, depuis déjà plusieurs décennies, d’une architecture de la seule performance visuelle ou de l’audace technique, qui participe aussi d’un nouveau marketing urbain néolibéral au service de la valorisation foncière. Il a plusieurs tirades acerbes contre ces architectures iconiques et la sémiotique postmoderne marchandisée par des architectes stars, à l’image de Rem Koolhas, Frank Gehry ou Jean Nouvel – pour lequel il garde néanmoins une grande admiration. Chemetov est un architecte nourri de philosophie, de littérature, mais qui a su poser une frontière entre littérature et architecture : « ce n’est pas la même chose […] On ne pouvait pas transcrire la philosophie de la déconstruction de Derrida et de Foucault pour faire de l’architecture ». « Occupons-nous de loger honnêtement tout le monde, peut-être plus modestement, et cessons de tirer des feux d’artifice à tout bout de champ ! Arrêtons de vivre dans un monde de signatures !… en réalité, que savent ces architectes de la situation locale, de l’économie, des entreprises, des façons d’être, des mises en œuvre, de ce qui est cher, pas cher ? Dire cela n’enlève rien à leur qualité d’architecte mais on ne peut pas à la fois dénoncer le style international, celui des années 1930, et se repaître du style international des années 2010-2020. Ce style international est profondément pernicieux ».

Si ce livre nous donne à voir l’étendue historique et la puissante actualité du jugement et de la vision résolument tournée vers l’avenir de cet architecte de 91 ans, il peut nous décevoir par l’absence d’un échange plus approfondi sur son œuvre construite. Il aurait fallu notamment questionner l’évolution qu’elle a subie au cours des années, car le Chemetov des années 1960 n’est pas celui des années 2010. Tous les aspects contradictoires ou polémiques ne sont que trop rapidement évoqués et vite éludés. On aurait aimé trouver un dialogue plus ouvert sur des cas particuliers, qui ont suscité de vifs débats dans l’actualité architecturale : la destruction des logements de Courcouronnes, de ceux de Saint-Benoît-du-Sault, la réhabilitation un peu contrainte de l’immeuble de Pantin, la destruction programmée de bâtiments à Vigneux… Frédéric Lenne affirme que « le matériau de prédilection de Chemetov n’est ni la brique, ni l’acier, ni le béton. C’est le temps. Et c’est en cela qu’il est un architecte ». Cette question du temps, c’est aussi celle du vieillissement de l’architecture, l’obsession de suivre, parfois artificiellement, les nouvelles tendances, et inversement la question des modes et des esthétiques affirmées d’une époque, qui passent.

Chemetov regrette de ne pas être reconnu aujourd’hui pour le rôle propre qu’il a joué sur la scène architecturale. Et Frédéric Lenne de constater un peu froidement qu’il n’est pas « célèbre ». Pourtant, Chemetov a déjà laissé une trace dans l’histoire de l’architecture, bien au-delà de la patrimonialisation tout à fait nécessaire de certains bâtiments. Il s’agit de traces ancrées dans des territoires, et au sein des populations, d’empreintes parfois chargées de conflits. Et le conflit n’est-il pas « le moteur du projet » ?

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