Roman condamné à l’oubli au moment même de sa création, au titre incertain et absurde comme la vie peut l’être et l’était dans la Tchécoslovaquie des années 1940, Mendelssohn est sur le toit de l’écrivain juif de langue tchèque Jiří Weil (1900-1959) reparaît en français, deux décennies après l’introduction de son auteur en France avec Vivre avec une étoile (publié à Prague en 1949, traduit aux éditions Denoël en 1992). Mendelssohn est sur le toit avait déjà été publié dans la même traduction, en 1993 (Denoël) puis en 1997 (10/18), mais cette nouvelle édition est remarquable par l’élargissement du texte, grâce à la fois à l’ajout de la Complainte pour 77 297 victimes et à l’inclusion de quelques pages ne figurant pas dans les publications précédentes, y compris en tchèque.
Jiří Weil, Mendelssohn est sur le toit précédé de Complainte pour 77 297 victimes. Trad. du tchèque par Erika Abrams. Le Nouvel Attila, 300 p., 20 €
Mendelssohn est sur le toit germait au lendemain de la guerre, en 1946, et fut retravaillé par l’auteur en 1958, pour être temporairement interdit par la censure avant de paraître en 1960. Attaqué par la critique marxiste qui lui reprochait « de ne pas avoir mis suffisamment en relief le rôle de la résistance communiste et les victoires de l’Armée rouge, comme dix ans plus tôt [elle] fustigeait le défaitisme du premier roman reflétant […] l’Occupation, Vivre avec une étoile », comme nous l’indique la préface soigneusement documentée d’Erika Abrams, le roman resta interdit de publication et même de prêt dans les bibliothèques. Néanmoins, quatre éditions tchèques existent – en 1960 et 1965 chez Československý spisovatel, en 1999 chez NLN et en 2013 chez Garamond –, ce qui malheureusement n’a pas assuré la gloire à l’auteur. Car, depuis les débuts de sa vie d’écrivain, Jiří Weil, avec son parcours spécifique, est resté à la marge de la littérature comme elle se faisait. Les raisons de son éloignement du devant de la scène étaient politiques, mais aussi artistiques : la voix de Weil reste singulière.
L’époque et toutes ses absurdités trouvent un reflet invraisemblable dans les méandres de son destin. Admirateur fervent de l’idéologie soviétique et de son nouveau modèle de vie, communiste enthousiaste, dans les années 1920, Jiří Weil est journaliste, critique et traducteur. Érudit, grand connaisseur de la culture du pays de ses rêves, ami des gens de lettres de là-bas (parmi lesquels Roman Jakobson et Vladimir Maïakovski), il présente les poètes et les écrivains russes et soviétiques au public tchèque. Il publie des traductions, en tant qu’éditeur responsable, il dirige une collection, il prépare un recueil de poésie, il donne des conférences. Encore étudiant, il travaille à l’ambassade soviétique à Prague. À plusieurs reprises, il voyage à Moscou où il est employé en 1933 comme traducteur de textes marxistes-léninistes. Suite à un procès, victime des purges staliniennes, il est exclu du Parti en 1935 et envoyé en « rééducation » au Kazakhstan pour plusieurs mois.
La période nazie de l’Histoire tchèque frappe gravement cet écrivain juif débutant. Ses parents et sa sœur sont déportés, son frère sera abattu à la libération de Prague, en 1945. Jiří Weil a pu échapper à l’extermination, d’abord protégé par son mariage mixte, trouvant un refuge clandestin à l’hôpital juif, puis se cachant, employé alors au Musée juif de Prague de 1943 à 1945 – une période qui a inspiré plusieurs pages du roman. En février 1945, il feint un suicide en sautant dans le fleuve Vltava pour éviter la déportation. Même après la guerre, sa vie ne sera pas facile. Il est de nouveau employé au Musée juif de Prague de 1950 à 1958, après son exclusion de l’Union des écrivains.
L’œuvre de Jiří Weil reste intéressante du point de vue de la spécificité de sa langue, de son style et de sa structure, cherchant toujours à adapter la forme, à donner une voix adéquate aux atrocités dans l’écoulement du temps. En même temps, elle nous permet de découvrir les détails un peu oubliés ou inimaginables de l’Histoire tchèque : la vie quotidienne à l’époque du protectorat de Böhmen und Mähren (Bohême-Moravie) à partir de 1939, la découverte personnelle de l’Union soviétique des années 1920 et 1930, qui pourra être confrontée avec le point de vue d’un André Gide sur le même sujet.
Mendelssohn est sur le toit prend la forme d’un collage fortuit de divers épisodes, avec des retours en arrière pour compléter l’histoire de l’un ou l’autre personnage. Des anecdotes, des glissements vers la forme de courtes nouvelles apparaissent sans toutefois se poursuivre. Parmi elles, il y a le récit d’une statue qui, sur ordre du « vice-gouverneur » nazi Reinhard Heydrich, doit disparaître, indigne qu’elle est de décorer ce que ce personnage prend pour le siège et le berceau de la musique allemande, le Rudolfinum, devenu Maison de l’art allemand. Le pauvre musicien Mendelssohn-Bartholdy est « dénoncé » puis minutieusement « cherché », découvert et finalement « sauvé » par un des philistins tchèques qui décide de ne plus prendre soin de la statue gênante et d’abandonner Mendelssohn gisant sur le toit.
Mais, comme nous découvrons en Jiří Weil un grand admirateur du formalisme russe des années 1920, un critique littéraire fervent et propagateur consciencieux de tout ce qui était l’art des avant-gardes et le modernisme en littérature, il nous faut regarder la structure du roman avec les yeux du lecteur de l’époque. Weil cherche les moyens de parler de la guerre, de la Shoah, de l’héroïsme et de la lâcheté… et de la mort. Il le fait indépendamment de ce que font un Orwell ou un Sartre, un Camus ou, un peu plus tard, un Robbe-Grillet et des dizaines d’autres presque en même temps partout en Europe. Il trouve sa propre conception d’une littérature de l’absurde et traite les questions dont l’existentialisme s’est déjà saisi ou se saisira. Il écrit un roman à la limite du reportage, du témoignage et de la fiction. Oubliant la tradition de son époque, il renonce à la beauté du style rhétorique et poétique pour proposer un texte sobre et discret, d’une simplicité et d’une objectivité toute journalistique.
De courts épisodes, de petites aventures, présentent parfois des histoires banales, quotidiennes, et parfois des moments cruciaux, fatals, les deux sans distinction. Comme si l’importance de ces deux sortes d’événements était égale. Par cette mosaïque, Jiří Weil décrit le riche paysage d’un lieu donné – la ville de Prague – à un moment donné – les quelques mois autour de l’assassinat, le 27 mai 1942, de Reinhard Heydrich, chargé de réaliser la « solution finale » dans le protectorat de Bohême-Moravie. On se trouve de plain-pied à l’époque des déportations vers la forteresse de Theresienstadt, le camp-ghetto de Terezín, à 60 km au nord de Prague, transformée en « camp modèle ». En réalité, il s’agissait d’un lieu d’attente pour les camps d’extermination – Terezín devenant au fur et à mesure un lieu d’exécution.
Ce sont les personnages qui font le ciment de ces histoires un peu disparates : leurs destins ne sont pas décrits en entier, juste rappelés par fragments pour être oubliés un certain temps et parfois même disparaître du texte. Le lien entre eux n’est pas forcément familial, relationnel ou collégial, il faut le voir en un temps et un lieu donnés, dans l’Histoire, dans leur position à l’égard de ce qui les entoure. La plupart sont juifs, tchèques. Il y a aussi les adversaires, des personnages allemands et nazis, mais – comme l’Histoire est à l’arrière-plan de tout ce témoignage – nombreux sont malheureusement les Tchèques chantant leur chanson, jouant leur jeu. Jiří Weil raconte cet univers sans le juger, sans tâcher de le comprendre ou de l’expliquer. Il l’observe, souvent bouche-bée. L’univers vu et décrit par lui est triste, souvent absurde. La mort court après tout le monde et finalement c’est elle qui gagne. Il n’y aura pas de rescapés.
Comme le titre du roman l’indique, le véritable ciment de ce texte sera la statue, et pas seulement celle de Mendelssohn. S’il s’agit d’un motif omniprésent, il reste assez discret. Néanmoins, sa métamorphose est remarquable et profonde : la statue qui représente l’homme célèbre après sa mort, la statue muette qu’on croise sur un des ponts pragois, ou celle qui nous regarde et suit nos actes du haut d’un bâtiment. La statue inébranlable, symbole de l’héroïsme, de la possibilité de l’intemporalité, de la victoire, est aussi une masse lourde, stagnante. Et chez Weil, conséquence des événements, il arrive souvent aux personnages de se pétrifier, de devenir statue eux-mêmes. Leur cœur peut rester impassible, être de pierre. Et les temps difficiles créent une voûte trouble, une cloche en pierre lourde qui gêne, qui pèse, qui asphyxie, prête à anéantir chacun de ceux qui se trouvent dessous.
C’est de la statue, et de la mort, que parle l’extrait du treizième chapitre inclus à la fin du volume. Coupé par la censure tchèque en 1959, il fut publié dans une revue littéraire seulement en 1990. Découvert par la théoricienne de la littérature Alice Jedlickova, ce passage ne figure dans aucune des versions du livre publiées en tchèque. Le lecteur français aura donc la chance d’avoir en main une clé importante facilitant l’interprétation de l’œuvre, accentuant les motifs et les liens qui ne sont pas toujours montrés si nettement.
Jiří Weil raconte sa vie, réécrit son autobiographie. Il pose les questions qui le tourmentèrent tout au long des années, questions sans réponse, qu’on est obligé de poser et qui planent au-dessus de son texte : qui est un héros, qui est un lâche ? Qu’est-ce que l’héroïsme, la vaillance ? Qui peut devenir un héros, si cela implique de mettre en danger d’autres personnes, sa famille ? Est-il légitime et moral de prendre ces arguments en considération ? Qu’est-ce que l’humanité, combien de facettes a-t-elle, quand et pour qui le geste d’aider, même un inconnu, devient-il une obligation ? Pour épargner le pire, pour échapper à un danger, peut-on devenir lâche, et même violent ? Pourquoi les bourreaux sont-ils plus cruels que nécessaire ? Quel rapport établir entre souffrir d’une maladie grave, inguérissable, et vivre sous le joug nazi ? Qu’est-ce que la mort, faut-il s’opposer à elle ? Beaucoup de ces questions ne seront pas résolues, ni posées explicitement, simplement sous-entendues, implicites.
Ce volume en français s’ouvre sur un autre texte, Complainte pour 77 297 victimes, publié en tchèque alors que Jiří Weil reprenait le travail sur Mendelssohn est sur le toit, œuvre ébauchée à la fin de la guerre. Le chiffre fait allusion aux 77 297 noms inscrits entre 1954 et 1959 sur les murs intérieurs de la synagogue Pinkas de Prague – les noms de personnes mortes ou disparues, qui parfois réussirent à sauver leur vie. La synagogue fut érigée en mémoire des victimes tchèques de la Shoah, après avoir servi sous l’Occupation d’entrepôt pour le musée qu’on croise dans Mendelssohn est sur le toit, là même où Weil a travaillé. À l’opposé du roman qui le suit, la Complainte est un texte poétique, bâti par croisement de citations bibliques et d’une certaine litanie, lamentation qui mêle l’imagination et l’expression d’un pur lyrisme à des formules presque banales, sauvages, violentes. Tout cela entouré de fragments documentaires rappelant la vie quotidienne des victimes.
Pour combler les lacunes éventuelles du public français dans la connaissance de l’Histoire tchèque et tchécoslovaque, la traductrice passe en revue les moments essentiels de l’époque en récapitulant les dates, les noms, les chiffres qui documentent les coulisses des deux œuvres et en facilitent la lecture. En France, Laurent Binet est revenu récemment sur les faits décrits par Jiří Weil, dans son roman HHhH (Grasset, 2010), adapté au cinéma en 2016 par Cédric Jimenez. On peut comparer cette adaptation au film célèbre du scénariste tchèque Jiří Sequens, Atentát, disponible sur Youtube, reflétant l’époque avec un recul moins grand, d’une vingtaine d’années.
Une des caractéristiques primordiales du texte est la simplicité apparente du style liée à l’intention d’écrire sans fioritures. D’un côté, ce procédé crée l’impression de lire un reportage ou un roman proche de la littérature populaire, et de l’autre la forme utilisée ajoute au texte l’empreinte d’une certaine authenticité, de la véridicité. Tout cela trouve son écho dans la traduction. Sous la plume d’Erika Abrams, qui a traduit une vingtaine d’auteurs tchèques en français, et parmi eux les plus grands, le ton de l’œuvre reste sec, laconique, fragmenté – et d’une rudesse délibérée.
Si les détails historiques et culturels, souvent oubliés et inconnus même du lecteur tchèque d’aujourd’hui, sont transposés avec une connaissance approfondie, un trait important s’est évaporé – mais la traductrice n’y est pour rien. Il s’agit des nombreux germanismes, ajoutant au texte tchèque un effet d’authenticité par leur ancrage dans le parler de l’époque. Cette langue est un mélange de tchèque « standard » et d’allemand « de cuisine », où les mots allemands sont repris et lexicalisés, parfois sous leur forme correcte et parfois sous des formes adaptées phonétiquement et morphologiquement. Ce jargon tombe dans l’oubli de nos jours, c’est un témoin du temps jadis. Saluons donc les éditions du Nouvel Attila (qui ont publié le roman Les cobayes de Ludvík Vaculík en 2013) pour leur introduction en français d’œuvres tchèques ne datant pas forcément des jours présents.