Faire un premier livre d’historien

Premier ouvrage de Séverin Duc, La guerre de Milan permet de découvrir une pensée d’historien singulièrement affirmée en même temps qu’un angle mort de l’histoire de l’Europe renaissante. À partir de l’histoire de la région milanaise traversée par les guerres et les violences, nous nous trouvons au carrefour des méthodes historiques comme de nombreux domaines de la réflexion actuelle du politique.


Séverin Duc, La guerre de Milan. Conquérir, gouverner, résister dans l’Europe de la Renaissance (1515-1530). Préface de Denis Crouzet. Champ Vallon, coll. « Époques », 360 p., 27 €


Les sciences humaines et sociales ont laissé à la littérature le soin de penser le « premier roman », et il est rare qu’on lise un historien sous l’angle du « premier livre ». Cette publication, issue de la thèse de Séverin Duc, dirigée par Denis Crouzet qui la préface, invite pourtant à une telle lecture, qui fasse honneur à un acte de naissance historien, par lequel une personnalité s’affirme et promet : par les références – Boltanski, Deleuze, Reclus… – qui ne sont pas que des effets de manche, par une familiarité des sources, et par un élan intellectuel qui s’inscrit dans des travaux désormais bien établis sur la violence et la gouvernementalité renaissante.

Séverin Duc, La guerre de Milan. Conquérir, gouverner, résister dans l’Europe de la Renaissance (1515-1530)

Tapisserie de la bataille de Pavie, par Bernard van Orley (entre 1528 et 1531) © CC/RIHA Journal

Au-delà de ces références, Séverin Duc investit un objet et un espace qui restaient comme un angle mort de la recherche française : le terrain milanais, dans cette période encadrée par Marignan et le sacre de Charles Quint roi des Lombards. Dans l’infinie et parfois rebutante complexité des guerres d’Italie, le Milanais se trouve ainsi partagé entre les influences française, impériale, italienne et lombarde. La chronologie resserrée de l’enquête est à ce titre plus que trompeuse, tant l’auteur parvient à faire résonner ces quinze années dans les chronologies innombrables qui en donnent l’intelligibilité : guerres d’Italie, guelfes et gibelins, impérialismes français et hispaniques… c’est l’ensemble de l’histoire continentale du premier XVIe siècle ou presque qui apparaît convoqué par cette histoire milanaise, qu’on découvre tout à la fois centrale et périphérique au fur et à mesure de l’enquête. De ce seul point de vue, La guerre de Milan permet de restituer à la Lombardie son rôle central dans l’histoire politique de l’Europe renaissante.

Mais le livre n’a pas seulement un intérêt historiographique, il pourra séduire un lectorat non spécialisé, même si sa forme érudite et exigeante lui est naturelle. En premier lieu à travers l’anthropologie historique de la violence guerrière élaborée dans cette monographie, où l’on retrouve l’influence des travaux classiques de Denis Crouzet sur les guerres de Religion, qui ont définitivement fait école au-delà même des travaux consacrés au XVIe siècle – Christian Ingrao, par exemple, ne cesse de rendre hommage à cette école dans son analyse de la violence nazie. Séverin Duc, prenant appui sur la complexité spécifique du Milanais, en propose un déplacement significatif, notamment à travers la constitution de l’ennemi comme proie – le poussant à évoquer une « prédatocratie » propre à cette histoire – dans un processus d’animalisation de l’opposant qui légitime les violences. Au carrefour d’une histoire politique, militaire et sociale, voire comme on disait il y a peu des « mentalités », cette analyse fournit ainsi un nouveau canevas à partir duquel penser l’histoire de ces violences paroxystiques.

Séverin Duc, La guerre de Milan. Conquérir, gouverner, résister dans l’Europe de la Renaissance (1515-1530)

Tapisserie de la bataille de Pavie, par Bernard van Orley (entre 1528 et 1531) © CC/RIHA Journal

La situation scientifique du livre, qui s’assume avec force dans son interdisciplinarité équilibrée comme dans sa polyvalence méthodologique, permet de relier bien des histoires et des questionnements. Pour ne citer qu’un exemple, l’analyse des envoyés espagnols en Lombardie comme conquistadores autorise l’auteur à « rendre compte de la nature du processus (une conquista) et de dépasser la téléologie d’un Milanais devenu Habsbourg en 1535 par droit de dévolution », et, ce faisant, d’introduire l’air de rien la possibilité d’une histoire mondiale des pratiques de conquêtes impériales. Que ces chapitres fassent suite à l’analyse de l’impérialisme français qui précède celui de Charles Quint – la grant’monarchie de François Ier – n’est pas un hasard, et laisse penser que de ce travail inaugural pourra émerger une histoire à la fois plus générale et plus précise. C’est sans doute en cela que La guerre de Milan se donne à lire comme un « premier livre » : pour ce qu’il démontre avec lumière autant que pour l’ouverture de champs d’investigation dans lesquels la voix de l’auteur se fera sans nul doute entendre et apprécier.

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