Le plus jeune député de la Convention

La synthèse d’Antoine Boulant sur Saint-Just, qui suscita continûment des talents hagiographiques et des exercices de détestation, évite le pire du genre et montre de façon pondérée qu’on n’en a pas fini de supputer sur ce qu’est un homme, jeune ou pas, au sein d’une action collective. Cet exercice raisonné de science politique maintient le genre biographique en marge des fictions dont on abreuve présentement l’histoire, et l’élégance tient à la simple réduction du volontarisme humain à sa contingence, a fortiori par temps de crise et de révolution « en marche », celle de l’an II.


Antoine Boulant, Saint-Just. L’archange de la Révolution. Passés Composés, 350 p., 22 €


Reprendre les preuves et les traces de Saint-Just, « plus jeune député de la Convention », plus incorruptible que l’Incorruptible, plus résolu que quiconque tant aux armées qu’au sein du fameux Comité de salut public de l’an II, n’est pas sans mérite. Spécialiste d’histoire institutionnelle et militaire, auteur d’un travail sur Le Tribunal révolutionnaire sous-titré Punir les ennemis du peuple (Perrin, 2018) et responsable des publications de divers services historiques de la gendarmerie ou de la Défense nationale, Antoine Boulant sait sa bibliographie et il choisit de revenir prioritairement aux témoignages d’époque et aux archives, sans s’aventurer dans les reconstitutions hasardeuses de l’écriture dite littéraire.

Antoine Boulant, Saint-Just. L’archange de la Révolution

Louis Antoine Léon de Saint-Just, député de l’Aisne. Gravure de François Bonneville © Gallica/BnF

En cela, ce livre peut devenir un classique de la traversée de la Révolution en nom singulier, celui de Saint-Just, phare et lieu de condensation de tout ce qui a fait événement et problème, le procès du roi, qu’il a argumenté en rupture (« on ne peut point régner innocemment […] tout roi est un usurpateur et un rebelle »), puis en tant que porteur du devoir de punir les fonctionnaires corrompus et d’éliminer la Gironde. Puis ce fut le tour de la « faction hurlante » de Hébert et des Indulgents avec Danton, des combats fratricides subsumés sous le laconisme de la nuit du 8 thermidor, Saint-Just s’absentant entre 4 heures du matin et son retour à la Convention à midi pour accepter l’ultime débat, l’échec et la mort.

Chemin faisant, la guerre révolutionnaire et l’intendance qui doit s’ensuivre ont multiplié les traces de Saint-Just dans les Archives nationales ou de la Défense au fil de ses missions, souvent avec Le Bas, l’ami de Robespierre, auprès des armées du Nord, des Ardennes, de Sambre-et-Meuse et d’abord du Rhin, largement identifiée par Albert Soboul. Soult, le futur maréchal, a pu dire qu’il était « brutal » et Carnot d’une « indomptable énergie », jusqu’à vouloir franciser l’Alsace, par les coiffes, les femmes ne devant pas suivre des modes germaniques puisqu’elles avaient « un cœur français », et surtout en prévoyant 600 000 livres pour fonder des écoles en français dans chaque village, selon la doctrine que rapporta Barère sur les patois et les langues étrangères qui y rendraient impossible le ralliement à la Révolution.

Antoine Boulant, Saint-Just. L’archange de la Révolution

« Exécution de Robespierre et de ses complices conspirateurs contre la liberté et l’egalité », parmi lesquels Saint-Just (1794) © Gallica/BnF

« Un homme révolutionnaire est un héros de bon sens et de probité », dit Saint-Just qui doit ordonner, organiser, valider selon ses principes et son mandat. Il doit donc trancher pragmatiquement dans l’utopie d’un politique féru d’action de terrain : « la force des choses nous conduit à des résultats auxquels nous n’avions point pensé… Le jour où je me serai convaincu qu’il est impossible de donner au peuple français des mœurs douces, énergiques, sensibles et inexorables pour la tyrannie et l’injustice, je me poignarderai ». Rien de neuf, sans doute, mais la clarté de l’exposé démuni de romantisme renforce la crédibilité d’un homme « habité tantôt par le génie, tantôt par la folie, théoricien du bonheur et compagnon du désespoir », selon la formule de Mona Ozouf dans la seconde édition du Dictionnaire critique de la Révolution française (la première s’était signalée par l’impasse faite sur le personnage).

Pour être à l’aise avec ce que véhicule l’image du jeune homme raide et tranchant donnée par Paganel ou Nodier, et bien plus tard par Barère, pour restituer un homme dans l’action de l’an II, l’historien doit mesurer, ajuster, évaluer en marge du tout idéologique des écrits qui enthousiasmèrent des générations d’historiens et de philosophes à chaque grande édition et mise à jour des écrits de Saint-Just, tant par Albert Soboul en 1951 dans les Annales historiques de la Révolution française que par le travail polymorphe de Miguel Abensour (Œuvres complètes, Gallimard, 2004). Le lecteur est parfois frustré, mais la lecture du personnage que l’on dote des plus extrêmes « bigarrures de l’esprit humain » en devient plus probable : humanité et révolte initiale dans le monde du Soissonnais, précocité politique portée par l’ambition jusqu’aux limites de la falsification quand son âge l’excluait encore des assemblées d’électeurs. Ces expériences lui permirent de dialoguer avec toutes les instances de l’armée, depuis le soldat jusqu’aux généraux, dans la compréhension des clans et des plans au fil de permanentes situations conflictuelles. Tout ne se borne donc pas à des gloses sur Organt, un long texte en vers antérieur à 1789 moins poétique que libertin au sens de l’époque, soit politique, disruptif devant les barrières imposées ou entrevues, mais un écrit théorique et final, Du droit social, n’en contredit pas les prémisses : « le pouvoir politique est un joug qui ravit à l’homme sa propriété sacrée et sa possession sous prétexte de les lui conserver ».

Antoine Boulant, Saint-Just. L’archange de la Révolution

Ce qui fait synthèse hors toute romance qui dirait le réel plus sûrement que le document renseigné est une position traditionnelle, et on est reconnaissant à Antoine Boulant de rester à distance et au plus vrai du « jeune homme atroce et théâtral » dont parlait Sainte-Beuve. Par-delà le slogan de « paix aux chaumières » et « les malheureux sont les puissances de la terre », la réalité d’un appareil d’État en guerre et la situation d’exception imposaient des improvisations faites d’opportunités et de rivalités. Travailleur acharné, moins souvent rapporteur que Carnot, préposé aux armées, ou que Barère, jamais parti en mission, Saint-Just participe, comme eux, à toutes les positions prises. Les lois de ventôse que l’on veut parfois faire tendre vers quelque léninisme ne lui sont pas propres, outre qu’elles n’éliminent aucunement le libéralisme, ni la quasi-grande propriété rurale qui peut aller jusqu’à 300 arpents (150 hectares), mais la doctrine énoncée par Saint-Just est sévère : « Ce qui constitue la république, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé. […] Osez, ce mot renferme toute la politique de notre Révolution. […] Ne souffrez point qu’il y ait un malheureux ni un pauvre dans l’État. Ce n’est qu’à ce prix que vous aurez fait une révolution et une république véritable ». Collot d’Herbois le salue alors comme un « jeune et courageux athlète de la liberté ».

Aussi a-t-on vu se décliner une curiosité pour le personnage selon ce qui incombe à la biographie en général et aux partis pris éditoriaux de Roger Ikor (1937), Maurice Dommanget (1971), Françoise Kermina (Saint-Just, la Révolution aux mains d’un jeune homme, Perrin, 1982) tandis que Norman Hampton (Oxford, 1991) se concentrait sur l’histoire sociale à l’instar de son contemporain Albert Soboul. Le relais de la patrimonialisation, autour de la maison de Saint-Just à Blérancourt, porté par Bernard Vinot depuis sa thèse qui apporta du neuf sur les années d’apprentissage humain et politique de Saint-Just, inscrivit le jeune activiste dans les conflits de l’Aisne rurale (Fayard, 1985). Jean-François Dominé (1987) puis Anne Quennedey (2013) ont, quant à eux, exploré la langue et la rhétorique des rapports et des grands discours politiques qui ont décidé de la mise en scène du personnage par lui-même. Missionnaires de la République. Les représentants du peuple en mission de Michel Biard (2002) et la synthèse de Marc Bélissa (2017) ont complété et plus encore donné des clés pour un tableau pas si chargé que cela pour l’une des grandes figures mythiques de la Révolution.

Le présent livre tient alors de l’exercice de style à force d’exigence de prudence dès que l’on se prive des commodités qui permettent de réduire le monde à des définitions psychologisantes et que l’on sait la vanité des renvois à des transcendances esthétiques ou morales qui ne résolvent rien. L’auteur s’en trouve moins proche d’Albert Camus ou d’André Malraux, autres fauteurs de pages sur Saint-Just, que d’Alexis Philonenko (Essai sur la philosophie de la guerre, 1976, chap. V), par ailleurs peu cité, mais cela aussi intéresse une réflexion au long cours.

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