Le crime, de Londres à Reykjavik en passant par Le Caire

Suspense (33)

Parmi les écrivains déjà évoqués dans les « colonnes » d’EaN, certains ont récemment poursuivi avec talent leur travail polaresque. Notre chronique avait décidé de ne parler qu’une seule fois d’un auteur, mais il semble impossible de s’en tenir à ce principe. Voici donc ce qu’il est agréable de lire, dans le genre « noir », de la part d’ Eva Dolan, d’Arnaldur Idridason et de Parker Bilal.


Eva Dolan, Les oubliés de Londres. Trad. de l’anglais par Lise Garond. Liana Lévi, 389 p., 21 €

Arnaldur Indridason, Les roses de la nuit. Trad. de l’islandais par Éric Boury. Métailié, 248 p., 21 €

Arnaldur Indridason, Les fantômes de Reykjavik. Trad. de l’islandais par Éric Boury. Métailié, 313 p., 21 €

Parker Bilal, La cité des chacals. Trad. de l’anglais par Gérard de Chergé. Gallimard, coll. « Série noire », 463 p., 21 €


Dans Les oubliés de Londres, Eva Dolan abandonne Peterborough (Cambridgeshire) où se déroulaient ses derniers livres (Les chemins de la haine, Haine pour haine) et se tourne vers la capitale anglaise. Elle passe de ses sympathiques flics de province à un intéressant duo de personnages, une vieille militante de gauche et une jeune étudiante, qui va s’empêtrer dans une situation impossible. La toile de fond n’est plus celle d’une ville moyenne gangrenée par la pauvreté, le racisme et l’exploitation des travailleurs immigrés, mais celle de la capitale ravagée par la « gentrification » ou, en termes plus exacts, par des investissements immobiliers spéculatifs féroces auxquels tentent de s’opposer avec plus d’ardeur que de succès les deux amies et les groupes militants dont elles font partie.

Suspense (33) : Eva Dolan, Arnaldur Idridason et Parker Bilal

Le livre d’Eva Dolan s’ouvre sur le meurtre commis en situation de légitime défense (ou non) par Ella, la plus jeune des deux femmes, dans un immeuble sur le point d’être détruit, et sur l’idée géniale (ou non) de Molly, la plus vieille, de balancer le cadavre dans la cage d’ascenseur. Au fil des pages, les manœuvres de main basse sur la ville, les tensions politiques et sociales se dessinent, tandis que les personnages, vus avec une aimable ironie, se précisent. Il y a ici de l’Ian Rankin, modèle d’ailleurs de Dolan, pour la vision de la société, mais aussi du Patricia Highsmith, autre modèle de Dolan, pour ce qui est des liens pervers entre personnages (la manipulation étant ici au cœur de la relation d’Ella et Molly). Le suspense psychologique prend alors autant d’importance que celui de l’action ; l’un comme l’autre connaissent des rebondissements successifs qui font passer le lecteur de crainte en crainte, et de retournement en retournement. De la belle ouvrage.

Les derniers livres parus en français de l’écrivain islandais Arnaldur Indridason continueront à ravir ses fans, les amateurs de noir nordique et les autres. Bien ficelés, sans longueur, ils répondent à leur cahier des charges : de l’« atmosphère », du mystère, des personnages intéressants et une écriture de bonne tenue.

Dans Les roses de la nuit (qui date de 1998), Erlendur, le commissaire d’Indridason, est prévenu par un coup de téléphone anonyme que le cadavre d’une jeune fille a été déposé dans un cimetière sur la tombe fleurie de Jon Sigurdsson, chef de file au XIXe siècle du mouvement d’indépendance pacifiste de l’Islande. En allant enquêter dans les fjords de l’ouest dont était originaire ce héros, Erlendur va s’apercevoir qu’il existe un lien entre la jeune morte, des droits de pêche cédés de manière inique, des projets immobiliers, et un trafic de drogue. Le duo que forment Erlendur et son adjoint Sigurdur Oli, le premier flic du cru à l’ancienne et le second bardé de diplômes universitaires américains, fonctionne encore une fois de manière  sympathique. L’intrigue est menée comme il faut.

Suspense (33) : Eva Dolan, Arnaldur Idridason et Parker Bilal

Les fantômes de Reykjavik, vingt-troisième et dernier roman d’Indridason, met en scène le nouveau héros de l’auteur, Konrad, policier à la retraite, apparu dans Ce que savait la nuit (2017). L’histoire ? Une fillette se noie dans un lac du centre de Reykjavik ; on est en 1947. Ensuite, en 2019, une jeune fille disparaît ; elle se droguait ; elle est découverte morte d’une overdose. Konrad va faire le lien entre les deux affaires grâce à des indices pour certains récoltés de manière moderne, et pour d’autres déduits presque à la Sherlock Holmes (l’homme qui boite). Les personnages sont variés et le rythme agréable. Comme souvent, Indridason a le talent de faire remonter dans le présent le passé historique de l’Islande et le passé personnel troublé d’un personnage (ici, celui de Konrad). Ces deux plans habilement imbriqués apportent un pathos simple mais efficace.

La cité des Chacals de Bilal Parker (pseudonyme du romancier anglo-soudanais Jamal Mahjoub) est le cinquième volet des enquêtes de Makana, réfugié politique soudanais devenu détective au Caire. Ici engagé pour retrouver un jeune étudiant disparu, Makana se trouve détourné de ce but initial par la découverte, près de la péniche où il vit, d’une tête humaine. La police locale a d’autant moins l’intention d’enquêter sur ce crime que la victime est un immigré, et en plus du Sud-Soudan chrétien (Makana est lui-même originaire du Nord-Soudan musulman).

Suspense (33) : Eva Dolan, Arnaldur Idridason et Parker Bilal

La cité des chacals se déroule en 2005, alors que Moubarak vient de remporter les élections avec 88 % des voix, que les oppositions au régime tentent de s’organiser et que les tensions s’exacerbent (particulièrement entre réfugiés sud-soudanais et population égyptienne). Le roman annonce d’une certaine manière Le Caire confidentiel, l’intéressant film noir de Tarik Saleh  (2011) qui, sur le même ton féroce et amusé, fait un constat identique concernant la société égyptienne : pourrie par la dictature, l’affairisme, la violence, la corruption, la haine des immigrés, elle présente, dans l’état actuel des choses, peu de probabilités de s’amender. Bilal communique cette vision parfois à traits un peu trop directs et simplifiés, à la manière d’une bande dessinée, mais il a pour lui de posséder une connaissance parfaite des situations et des problèmes. Comme Le Caire confidentiel, sa Cité des chacals réussit à créer une atmosphère crédible et oppressante, que ce soit dans la description de l’environnement, des rapports sociaux ou de la violence politique. Sa mégalopole y apparaît plongée dans un vacarme permanent et une lumière opaque, asphyxiée par la pollution et paralysée par les encombrements automobiles, réalités urbaines autant que métaphores de la brutalité et de l’oppression générales.

Pourtant, l’auteur, sans doute un optimiste malgré son sens aigu de l’histoire de l’Égypte et de son déplorable état actuel, garde une sorte d’allégresse ; s’il truffe son livre de politiciens véreux, d’agitateurs fanatiques, d’escrocs et d’incapables, il crée aussi une galerie de personnages sympathiques et chaleureux. Donc paix en Égypte aux hommes de bonne volonté, pourvu qu’ils nous mènent d’abord, sur le papier, dans de rocambolesques aventures.


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