Spinoza vivait deux siècles après l’invention de l’imprimerie et ses textes n’ont pas été victimes comme ceux de Nietzsche d’une sœur abusive. L’Éthique avait été publiée quelques mois après sa mort en 1677 et il n’avait pas paru utile de se mettre en quête d’un manuscrit disparu que l’imprimé effaçait. La découverte d’une copie antérieure, en 2010, a fourni les moyens d’une réflexion critique sur le texte édité.
Spinoza, Œuvres IV. Ethica. Éthique. Texte établi par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers. Trad. du latin par Pierre-François Moreau. Édition bilingue de Pierre-François Moreau et Piet Steenbakkers. PUF, coll. « Épiméthée », 696 p., 32 €
Spinoza ayant envisagé de publier lui-même « sa » philosophie, puis renoncé à le faire pour des raisons de sécurité, on n’avait pas lieu de penser que son grand œuvre, rédigé à partir de 1662, fût inachevé, fût-ce à la manière, presque imperceptible, de l’Énéide. L’affaire ne paraissait pas poser de problème susceptible de recevoir de solution définitive et les savants se référaient à l’édition presque centenaire de Gebhardt, tandis que les Français lisaient la traduction de Charles Appuhn, parue aux éditions Garnier « sans date » pour éviter de dire en 1909.
Les traductions abondaient, divergeant sur quelques concepts majeurs. Le latin de la tradition métaphysique est une langue technique et claire ; les éventuels problèmes de traduction sont indissociables d’une interprétation philosophique. Ainsi quand on se demande comment traduire des mots comme anima et mens : dénotent-ils vraiment deux concepts différents ? Peut-on se contenter de transcrire anima par « âme » ? En latin classique, mens a une extension assez large et désigne de façon générale l’activité pensante ; faut-il traduire par « pensée », par « intelligence », par « esprit », par « âme » ? Dans le français courant de notre époque, le mot « esprit » n’emporte plus l’image du souffle de vie, mais pour un auteur du XVIIe siècle ? Spinoza évite anima qui lui paraît « équivoque » car ce mot « s’emploie souvent pour le principe corporel » qui caractérise les « animaux ». Mais nous ne faisons plus un rapprochement évident entre « avoir une âme » et « être animé »… Le poète a pu se demander si les objets inanimés avaient une âme. En français, Lamartine jouait d’un paradoxe, en latin ç’aurait été une absurdité. Spinoza voit que Descartes tient pour équivalents anima et mens (« anima seu mens »), aussi reprend-il lui-même ce mot quand il critique l’auteur du Traité des passions. Reste à savoir comment traduire mens, quelle différence faire avec spiritus, intellectus, ratio. Un problème analogue se pose à propos d’autres notions essentielles du système, comme affectus et passio : jusqu’où va la synonymie, peut-on se contenter d’« affect » et de « passion » ?
Ces mots apparaissant dans les titres de plusieurs parties de l’Éthique, on mesure aisément la portée philosophique de leur traduction. Encore faut-il que le texte de ce traité soit fiable. Sans doute l’est-il pour une large part, mais on a longtemps pensé ne pas avoir le choix, faute de moyens pour le remettre en cause, au-delà d’une comparaison avec la traduction néerlandaise que l’on savait n’être pas due à Spinoza. Voilà ce qui a changé en 2010 avec la découverte d’un manuscrit dans les archives du Vatican : il est désormais possible de comparer le texte dont nous disposons avec une autre version parfois divergente.
Spinoza se savait menacé du fait de l’hétérodoxie de ses positions tant politiques que religieuses et philosophiques. Il avait tout lieu de craindre pour sa vie s’il publiait son maître livre. D’autre part, il n’était pas absolument sûr de la correction de son latin, non plus que de son néerlandais. En revanche, il savait pouvoir compter sur la fidélité d’un petit groupe d’amis aptes à comprendre sa pensée et disposés à la faire connaître dans sa précision et son authenticité. Ces amis ont mené le travail éditorial qui a rendu possible la publication des Opera posthuma quelques mois après sa mort. Leur tâche ne s’est pas bornée à une relecture des épreuves. À la demande de Spinoza lui-même, ils ont corrigé son texte afin d’en améliorer la cohérence et la rédaction. Ce travail a été mené avec soin et une incontestable volonté de servir la pensée de celui qu’ils admiraient, mais il a pu occasionner des contresens.
Une des difficultés tient à la langue latine. Quel rapport la langue des savants du XVIIe siècle entretient-elle avec celle de Cicéron ? Nous voyons bien que le latin écrit des métaphysiciens diffère de celui d’un Thomas d’Aquin au XIIIe siècle, et a fortiori de celui de la prose romaine. Cette langue n’était pas morte. Dans quelle mesure accepter ses écarts par rapport à la langue classique ? Dans leur bonne volonté, les amis éditeurs de Spinoza ont parfois modifié son texte pour l’embellir, le traduire dans un latin plus pur.
Dans l’appendice de la quatrième partie de l’Éthique, Spinoza évoque les secours aux indigents et il écrit capacitas pour désigner ce que peut faire un homme (« unius viri capacitas ») en la matière. Dans le français actuel, « capacité » s’entend à la fois de la contenance d’un récipient et de la faculté de faire quelque chose. Cette seconde acception n’existe pas en latin, seule la première se rencontre dans les textes. En bons latinistes classiques, les éditeurs ont remplacé capacitas par une formule cicéronienne : facultas ingenii. Mais ils donnent alors à penser que Spinoza n’aurait eu en vue que les facultés intellectuelles, ce qui n’est clairement pas le cas. La différence n’est pas négligeable quand il s’agit de distinguer entre ce qui relève des individus et ce qui tient à la société, comme on le voit aussi au chapitre III du Traité théologico-politique. Comme ces éditeurs sont intelligents et scrupuleux, ils perçoivent ce risque de contresens et, dans leur liste d’errata, suppriment ingenii, ce qui n’est pas non plus une solution satisfaisante, puisqu’on s’éloigne à la fois de la tournure latine et de la notion de « capacité ». Ils ont en outre pu commettre de ces bévues qui résistent à toutes les relectures sur épreuves. Cela ne porte pas toujours à conséquence, pourvu que les éditeurs successifs ne sacralisent pas une version manifestement fautive.
Il ne suffit certes pas de constater que quelque chose ne va pas pour pouvoir le corriger de façon assurée. Toute édition critique comporte une part hypothétique qu’on ne peut espérer réduire à néant. L’équipe qui a réalisé celle-ci peut faire valoir le soin avec lequel elle a comparé l’édition latine de 1677 avec la traduction néerlandaise parue la même année. Son apport principal reste l’usage qu’elle fait du manuscrit du Vatican, dont l’histoire peut être reconstituée.
Pieter van Gent et Tschirnhaus faisaient tous deux partie du cercle des amis de Spinoza. Bon latiniste, le premier accomplissait souvent des tâches de copie en vue d’édition. En 1675, il recopie l’Éthique sur le manuscrit original, lequel a depuis lors disparu. Tschirnhaus conserve cette copie qu’il compte utiliser pour faire connaître la pensée de Spinoza à ceux qui seraient aptes à la comprendre. Ce pourrait être Leibniz – à qui Spinoza refuse que son texte soit communiqué.
En août 1677, six mois après la mort de l’auteur de l’Éthique, Tschirnhaus rencontre à Rome un ancien membre du cercle spinoziste, Niels Stensen. Mais celui-ci est devenu catholique. Espérant peut-être le convaincre, Tschirnhaus lui confie le précieux manuscrit, sans nommer son auteur. Le converti devine de quel affreux athée il s’agit et donne le manuscrit à la Sainte Inquisition, qui le conserve dans ses archives jusqu’au XXe siècle, jusqu’à son transfert à la bibliothèque apostolique du Vatican.
Effectuée très rapidement, la copie de Pieter van Gent comporte de nombreuses fautes mais, outre qu’elle a été corrigée par Tschirnhaus, elle a le mérite d’avoir été effectuée du vivant de Spinoza et avant le travail éditorial qui a mené à la publication de 1677. Depuis la redécouverte de ce manuscrit, les éditeurs peuvent comparer trois états du texte : celui-ci et les deux éditions imprimées de 1677, celle en latin et la traduction en néerlandais. Une fois que l’on a compris dans quel esprit chacune de ces trois versions a été faite, on se trouve bien mieux armé pour déterminer la formulation la plus conforme à ce que Spinoza a pu vouloir dire. C’est d’ailleurs la plupart du temps l’édition imprimée des Opera posthuma qui apparaît la plus satisfaisante.
Telle est la tâche que s’est assignée l’équipe réunie par Pierre-François Moreau, qui s’inscrit dans la lignée intellectuelle de Martial Guéroult et d’Alexandre Matheron. Leur ouvrage comporte près de 700 pages dont 300 de présentation et de notes. Le plus remarquable est que cela n’en fait pas un objet réservé à des spécialistes. Loin de nous garantir l’authenticité de telle formulation, cette édition nous explique pourquoi retenir celle-ci plutôt que telle autre. Nous entrons dans le laboratoire du philologue : il exhibe ses outils et expose la manière dont il les utilise. Cette présentation nous éclaire aussi sur ce que peut être un texte philosophique : même présenté à la manière d’un traité mathématique, il n’en demeure pas moins le témoignage d’un effort de pensée, bien plus qu’un chef-d’œuvre figé dans une marmoréenne perfection. Surtout quand il s’agit de Spinoza, l’auteur du système philosophique le plus exemplairement solide !