Notre-Dame des enchères

Paul Vivienne, le personnage du Grand Art de Léa Simone Allegria, est un commissaire-priseur sur le déclin, vif et muséal comme son nom, en passe de devenir lui-même un charmant meuble « d’époque », unique, certes, et toujours délicieux, mais dont plus personne n’a d’usage, pas même proustien. Son constat est celui d’une fin du monde, et c’est amer, bien sûr, mais drôle aussi, car dans la grande bascule qui emporte à la fois sa jeunesse et une époque – celle des ventes aux enchères à gazette et à « marteau charmeur » – se dévoilent soudain tous les petits ridicules qui les faisaient tenir.


Léa Simone Allegria, Le Grand Art. Flammarion, 352 p., 20 €


Fini le temps où l’on entretenait ses réseaux à coups de petits caramels Petrossian, où il n’était pas nécessaire de faire des longueurs à la piscine du Ritz pour perdre du ventre, où l’on faisait des affaires en consultant les rubriques nécrologiques, et où les retables retrouvés au fond d’un jardin toscan avaient encore la cote et le pouvoir de drainer l’argent par gros paquets. Vivent les planches à Tintin (on se les arrache), les influenceurs Instagram, les enchères internet, les rendez-vous Tinder et les baskets blanches.

Alors voilà, sans être tout à fait vieux, avec sa culture, ses expressions (on remercie l’autrice de nous faire découvrir toute une langue des enchères), Paul Vivienne ne sait pas vraiment par quel bout prendre les choses. Heureusement pour lui, il va rencontrer Marianne (Javert), ancienne experte en faux pour la police, désormais au service d’un cabinet privé. Et leur rencontre remettra à l’honneur, non seulement une œuvre, mais tout le rêve esthético-financier que peuvent déployer les mots suivants : vierge d’humilité, rouge-gorge, nimbe d’or, retable du XIVe siècle, révolution de la perspective.

Léa Simone Allegria, Le Grand Art

© Jean-Luc Bertini

Dans ces passages où elle décrit l’œuvre qu’elle invente (du moins c’est ce qui nous semble), Léa Simone Allegria sait faire entendre à la fois un amour des œuvres, du temps qu’elles recèlent, des pratiques et des techniques oubliées et des mots qui le disent. Cependant, et c’est là sans doute que sa touche est le plus sensible et personnelle, elle fait passer tout cela sans nostalgie, sans emphase, avec toujours un espace de distanciation et d’humour qui dénoue ce que l’admiration peut avoir de figeant et rend chaque chose à son mouvement et à sa finitude. Pour que la magie de l’œuvre à la Vierge opère tout à fait, que les enchères et leur rituel se passent, au lustre ou sans lustre, il faudra en effet que Paul et Marianne s’accommodent de quelques arrangements avec l’honnêteté commune – oh, presque rien, si peu que nous laissons aux lecteurs le plaisir de les découvrir. Le rouge-gorge en sera plus beau.

Il y a dans le roman de Léa Simone Allegria, outre l’intrigue romanesque, la légèreté des phrases qui volent volontiers, la finesse comique des dialogues intérieurs – « Ah tiens […] Tiens, tiens. […] Elle souhaite savoir si j’ai des enfants. […] Tiens, tiens, tiens. Mme Cassaì », se dit Paul face à une veuve ruinée dont il s’apprête à vendre aux enchères l’héritage. Il y a quelque chose qui touche peut-être davantage, c’est – du moins dans les deux premières parties du roman, la dernière étant plutôt décevante – une façon de tirer un parti romanesque de l’instabilité de  la valeur, que ce soit la valeur esthétique, pécuniaire, et sociale des œuvres d’art, ou celle des sentiments, d’une entreprise de séduction ou de négociation. Léa Simone Allegria déploie dans son roman une façon heureuse et personnelle de faire entendre dans toute valeur une petite caisse de résonance, un vide où s’épanche, non la vérité de l’être aimé ou de l’œuvre admirée, mais l’irrépressible et fluctuant désir « d’y croire », « d’y croire à nouveau » ou « d’y croire encore, malgré tout » : à cette amourette inattendue, à cette entourloupe qui remportera peut-être le gros lot, à cette œuvre dénichée dans un appentis saturé d’odeurs de cannabis.

Il y a une petite cabane au fond d’un jardin : s’y trouve une Vierge d’humilité qui vaut peut-être des millions. Il y a une petite cabane dans le revers de toute valeur : s’y trouve un besoin de fiction et de croyance qui fait tout le sel de la vie, et dont on ne peut montrer la finitude sans beaucoup d’art et de tact.

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