L’autobiographie de Woody Allen vaut le détour. Au-delà de l’anecdote, Soit dit en passant se demande : qu’est-ce qu’être new-yorkais ? qu’est-ce qu’être drôle ? qu’est-ce qu’être un intellectuel ? Autrement dit : le sketch peut-il acquérir un statut littéraire ?
Woody Allen, Soit dit en passant. Autobiographie. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marc Amfreville et Antoine Cazé. Stock, 540 p., 24,50 €
Aimer Maria de Lourdes Villiers Farrow (dite Mia Farrow) a-t-il une valeur métaphysique ? Mère du diable dans Rosemary’s Baby de Roman Polanski, ensuite mère du pourfendeur des diables (dont le même Polanski) – Ronan Farrow –, l’ancienne épouse de Woody Allen est à l’épicentre d’une guerre eschatologique entre le Bien et le Mal. D’un côté, la magnifique blonde chrétienne, héroïquement maternelle, à l’écran comme dans la vie, accouchant de prophètes destinés à bouleverser la Jérusalem moderne, capitale de la judéité américaine, New York. De l’autre, des Juifs puissants et libidineux. Soit dit en passant arrive en plein conflit, que l’auteur – l’une des cibles principales du fils Farrow – ne peut passer sous silence. Il prend donc les armes pour lancer une contre-attaque, qui occupe une bonne partie du livre, objet hétéroclite – moitié récit brooklynesque irrévérencieux, moitié argumentaire juridique. Y a-t-il un fil conducteur ? Le petit futé de l’Avenue J était-il condamné d’avance à finir sur le banc des accusés, entre Epstein et Weinstein, pour attendre le verdict d’un procès médiatique sans fin ?
Avant l’indiscrétion des photos de Soon-Yi laissées sur la cheminée et découvertes par sa mère adoptive, Woody Allen a eu une première vie, celle d’un humoriste, d’un scénariste et d’un cinéaste. S’en souviendra-t-on ? Si seulement il avait pu mourir d’hypocondrie à soixante ans ! On aurait continué à se pencher sur sa filmographie, aspect de sa vie de plus en plus secondaire.
Lire ce Bildungsroman permet de retrouver son style impie et sarcastique. Cela commence à Brooklyn – where else ? – avec une généalogie, procédé caractéristique. On est dehors et dedans, le narrateur se moque de son personnage, comme dans ses films, où le héros brise le quatrième mur pour solliciter l’avis du spectateur, en se comparant à Holden Caulfield, le héros de L’attrape-cœurs (orthographié « Caulfied » dans la traduction).
La traduction de cet incipit pose d’ailleurs problème. « Like Holden, I don’t feel like going into all that David Copperfield kind of crap, although in my case, a little about my parents you may find more interesting than reading about me » : « Woody » n’a fourni ni le patronyme du héros ni le titre du roman de Salinger. Pourquoi ? Pour créer une complicité, évoquer une culture commune. Hélas, les traducteurs optent pour l’explication à l’adresse du public français. Ainsi donc la comparaison avec les parents est supprimée et, avec elle, l’autodérision. Enfin, « David Copperfield kind of crap » brille par sa concision et son allitération; contraints par la syntaxe française, les traducteurs n’ont pas pu les retenir. La voix de Woody Allen se dissipe.
Dans le portrait des parents se manifeste déjà la perpétuelle tension entre le criminel joyeux et le bosseur coincé – le père étant arnaqueur au billard et bookmaker, « aux cheveux noirs gominés et plaqués sur le crâne à la George Raft dans Scarface » –, ligne de crête traversant tout le livre. Ainsi que la confusion entre vie réelle et cinéma – papa ressemble à un acteur. Enfin, troisième élément annonciateur de la suite : l’amalgame du sketch et de l’autobiographie, apparent lorsque Woody Allen insiste sur la ressemblance de sa mère avec Groucho Marx – et ce n’est pas une blague !
On songe à la maison de miroirs à Coney Island, quartier de Brooklyn lui servant parfois de décor (Annie Hall, Wonder Wheel) : Woody Allen aime jouer à l’autofiction, il casse le récit linéaire, portant un regard ironique, voire dévastateur, sur son propre discours. J.-B. Pontalis explique que le trait d’esprit, le witz, selon Freud, « met en rapport des choses qui ne sont pas faites pour aller ensemble, il les condense, il les combine, ou mieux il les marie, le plus souvent dans une « mésalliance » ».
Cette mésalliance, Woody Allen l’incarne : serait-il un witz ambulant ? À la fois éthique et escroc, macho et pleurnichard, Juif et athée, sportif et pantouflard, cynique et romantique, mal habillé et séducteur, érudit et se moquant de l’intellect, il semble accueillir dans son minuscule corps roux – la couleur du diable – des essences incompatibles et hautement inflammables. D’où de récurrentes références cinématographiques à l’« hostilité », qualité que le héros reconnaît en lui, analyse confirmée par ses maîtresses et son psy.
Pourtant, il n’y a pas d’ambivalence dans son amour pour Manhattan, plus précisément le quartier de l’East Side, celui de la bourgeoisie WASP. À travers ses yeux d’enfant, on partage ici son émerveillement lorsqu’il regarde l’île de l’autre côté de l’East River : l’affiche du film Manhattan résume la trajectoire de sa vie. On apprend combien il en rêvait, fixé sur des films des années 1940, où des citadins élégants, habillés en smoking et en robe de soirée, boivent du champagne dans des penthouses spacieux. Telle Mia Farrow dans La rose pourpre du Caire, il souhaite se mêler à eux. Les moyens de sa réussite sociale : le sketch. Il a débuté au lycée, envoyant des blagues à des chroniqueurs par la Poste ; on connaît la suite.
Mais justement, quel fut l’ingrédient secret de ses phrases percutantes ? De quelle mésalliance alchimique s’agit-il ? L’autobiographie en donne la clé, parce que Woody Allen fut d’abord écrivain. Il insiste sur la primauté du scénario, lui qui a collaboré avec des génies de l’image comme Gordon Willis ou Sven Nykvist. Les choses drôles ici semblent sorties des films, avec cette alliance singulière du sérieux et du frivole, du conceptuel et du charnel. C’est typiquement new-yorkais : principal port d’entrée aux États-Unis, la ville réunissait des immigrants européens pour les américaniser. À mi-chemin entre l’Europe et l’Amérique profonde, sa culture – une mésalliance ? – mélangeait la tradition européenne et le vide spartiate du Midwest. Les termes yiddish disséminés dans le texte – « oy vey », « schlemiel », « vontz », rendus en vernaculaire dans la version française – trahissent une judéité perdue, de même que les citations érudites dans ses films – Strindberg, Ibsen, Kierkegaard, Tolstoï, Pascal, Kant, Bergman, Fellini – renvoient à une autre branche de la culture européenne. Woody Allen est collé à New York – même Minuit à Paris était conçu pour Manhattan : son empirisme érudit éclot sur cette île.
La Shoah vient compliquer l’équation, cette preuve supplémentaire du « sérieux » européen. Comment traduire l’horreur en dialecte local ? Elle fournit de nombreuses chutes : avec sa comique reductio ad Hitlerum, Woody allège l’Histoire, tout en l’utilisant pour terrasser les ploucs de l’arrière-pays. Annie Hall (Diane Keaton) veut assister à une soirée avec un producteur de musique (Paul Simon) ? Woody l’emmène voir Le chagrin et la pitié. En même temps, comme tant d’autres juifs américains (voir Les producteurs de Mel Brooks), il ressent une fascination pour les nazis, voire une identification avec eux, d’où sa célèbre blague (toujours à double tranchant) sur la musique de Wagner. Et si, finalement, il était victime de sa haine de lui-même…
Mais Woody se veut sauveur, d’où son engluement dans le « complexe de Rosemary ». Dans le film de Polanski, John Cassavetes, le mari cocu, présente les traits attribués aux immigrants récents : il est basané et nerveux, ambitieux et vénal. Il n’a aucun scrupule à vendre sa jeune épouse au voisin. Il ne tient pas à sa paternité, la santé de sa compagne lui importe peu par rapport à sa carrière au théâtre. Le récit du couple Farrow-Allen – leur faible intensité érotique, l’obsession maternelle de Maria de Lourdes, le peu de temps passé ensemble – fait penser au film. Est-on encore dans une maison de miroirs ? Uniquement des acteurs ! Woody ne prend-il pas plaisir à filmer sa compagne en des bras étrangers ? Mia ne vit-elle pas sur Central Park West, l’avenue du Dakota, l’immeuble de Rosemary ? Manhattan est-il le siège du Diable ?
Dans les films de Woody, cela se passe autrement : on y trouve des crimes et des délits, mais sans dimension métaphysique. Il y a un côté léger, l’action est constamment diluée par un jazz en fond sonore, personne ne fait de mal à personne. C’est comme dans un sketch : on rit de tout, même de Goebbels.