Autour d’Émile Durkheim

Trois ouvrages sur l’histoire de la sociologie en France et en Europe. Celui de Wiktor Stoczkowski, La science sociale comme vision du monde, porte spécifiquement sur Émile Durkheim. Dans ceux de Johan Heilbron et de Marc Joly, Durkheim est la figure centrale du récit. Voilà une belle occasion pour redécouvrir sous différents angles le fondateur de la sociologie française.


Johan Heilbron, La sociologie française. Sociogénèse d’une tradition nationale. Trad. de l’anglais par Françoise Wirth. CNRS Éditions, 300 p., 25 €

Marc Joly, Après la philosophie. Histoire et épistémologie de la sociologie européenne. CNRS Éditions, 551 p., 27 €

Wiktor Stoczkowski, La science sociale comme vision du monde. Émile Durkheim et le mirage du salut. Gallimard, 629 p., 26 €


Histoire et épistémologie de la sociologie

Au titre énigmatique, Après la philosophie, l’ouvrage de Marc Joly, se présente comme un recueil d’une douzaine de textes pour la plupart déjà publiés et qui portent sur des thèmes fort divers : Maurice Halbwachs et le rêve, l’opposition entre l’individu et la sociologie, le déterminisme biologique et le déterminisme social, le psychologue social italien Gustavo Tosti, Mai 68 et la rupture Raymond Aron-Pierre Bourdieu, enfin la pensée sociologique de Jaurès. À ces textes s’ajoutent quelques études sur Norbert Élias, l’auteur de prédilection de Marc Joly.

Fort bien documentés et fruit de recherches en archives, ces textes témoignent de la qualité du programme de recherche que mène Marc Joly depuis plusieurs années sur l’histoire de la sociologie en Allemagne et en France, au carrefour de la sociologie et de l’épistémologie. Dans sa longue introduction, il nous propose une élaboration-systématisation du cadre d’analyse de son programme dont l’objectif, ambitieux, est de « dégager l’existence d’un paradigme sociologique unifié, par-delà la pluralité des manières de faire de la sociologie ». Il entend démontrer qu’Émile Durkheim est le « véritable fondateur » de ce paradigme et que viennent ensuite Norbert Élias et Pierre Bourdieu pour le compléter et le parachever. Tous deux, sans le savoir, favorisent alors « l’avènement d’une sorte d’âge d’or “néo-durkheimien” de la sociologie ».

Un tel programme n’est pas sans poser des questions. D’abord, pourquoi « Après la philosophie » ? Marc Joly défend la thèse selon laquelle la sociologie a dû combattre la philosophie pour s’en émanciper, entrainant dans le même mouvement ce qu’il appelle la « dé-fonctionnalisation » de la philosophie comme « savoir total ». La sociologie se serait donc « substituée fonctionnellement » à la philosophie sur le double plan de l’anthropologie générale et de l’épistémologie et, en enlevant à la philosophe son rôle de « science » et de « critique » des sciences, elle serait nécessairement « post-philosophique ».

Durkheim ne disait pas autre chose, comme on le voit dans sa lettre adressée au président de la Sociological Society of London (1904), son intention étant « pour l’essentiel [de] combattre la conception – encore largement répandue – faisant de la sociologie une branche de la philosophie ».  Mais, en même temps, ni lui ni ses collaborateurs ne disaient adieu à la philosophie : ils continuaient à publier dans des revues de philosophie et à faire de la connaissance, de la raison, l’une des préoccupations de leurs recherches, comme on le voit dans le texte écrit par Durkheim avec Marcel Mauss sur « Les formes primitives de classification ». De cet effort, Mauss disait, dans des notes autobiographiques de 1930, qu’il était « l’un des plus philosophiques qui ait été tenté par une école ».

Marc Joly, qui n’est pas philosophe de formation, espère néanmoins rester un « bachelardien heureux » et continuer à débattre de philosophie et d’épistémologie. Kant est l’un des auteurs qu’il cite le plus souvent. Dans « l’après philosophie », il n’est donc guère possible de faire de l’épistémologie, même sociologisée, sans faire un peu de philosophie (des sciences).

Répondant à l’invitation qui nous a été faite par Bourdieu de développer une sociologie de la sociologie comme condition d’autoréflexivité, Marc Joly entreprend de développer une épistémologie sociologisée, qui tienne compte à la fois du contexte et du contenu, des conditions sociales de possibilité de naissance de la sociologie et de sa contribution à l’avancement des connaissances scientifiques ; il a aussi recours aux notions de configuration, de champ, d’habitus.

Mais si l’on comprend que Marc Joly mette à distance son épistémologie de la philosophie pour l’ancrer dans la sociologie de la science, on ne voit pas très bien quelle sera son épistémologie générale, qui certes sera historico-critique. Qu’en est-il, dans une perspective herméneutique, des questions de logique, d’organisation des concepts, voire d’éthique ? Et quelle est la marge d’autonomie de la logique de la découverte scientifique par rapport aux divers facteurs historiques et sociaux ?

Enfin, Marc Joly emprunte à Thomas Kuhn, l’auteur de l’ouvrage classique La structure des révolutions scientifiques, la notion de « paradigme », aux multiples définitions et largement discutée. Pour qu’il y ait un paradigme en sociologie, il faudrait qu’il y ait, tout au moins pour un temps, un large consensus autour d’un seul et même « programme » de recherche. Ce qui est loin d’être le cas, aujourd’hui comme hier.

Mais telle a été, selon Joly, l’ambition de Durkheim, dont l’œuvre avait quelque chose de « révolutionnaire ». Du programme durkheimien, Joly dégage les grandes caractéristiques, dont l’une est la triple vocation de la sociologie : visée d’une science sociale intégrée, projet d’une théorie de la connaissance, matrice d’une nouvelle image scientifique bio-psycho-sociologique de l’humanité et du monde. Sans oublier la réflexivité comme réflexe professionnel. Ce programme avait toutes les qualités pour devenir hégémonique mais il n’a acquis ni hier ni aujourd’hui le statut de paradigme. Quant à la filiation de Durkheim à Bourdieu, si proches que soient leurs programmes, elle est loin d’être simple. Pour l’instant, l’effort de Marc Joly de monter en généralité demeure problématique.

Émile Durkheim et le mirage du salut

Directeur d’études à l’EHESS et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale, Wiktor Stoczkowski mène depuis plusieurs années un programme de recherche en anthropologie des savoirs occidentaux qui a pour objet les grandes théories en sciences sociales, avec l’ambition de bâtir une ethnologie historique de la culture académique française à l’époque moderne.

Dans son ouvrage sur Durkheim, l’auteur entend défendre la thèse suivante : les sciences sociales produisent des « visions du monde analogues aux cosmologies étudiées par les anthropologues dans les sociétés non-occidentales ». Par cosmologie, il entend un ensemble de représentations totalisantes du monde, dont les composantes sont : l’axiologie (théorie des valeurs), l’ontologie (théorie de l’être), l’étiologie (théorie des origines) et la sotériologie (doctrine du salut). La théorie socio-anthropologique de Durkheim s’apparenterait aux constructions conceptuelles que les ethnologues appellent des cosmologies. Une analogie qui, faut-il le dire, est loin d’être évidente. Mais elle lui sert de grille pour bien dégager les grandes caractéristiques de l’œuvre de Durkheim.

L’approche de Stoczkowski n’est pas proprement méthodologique. Ce serait, selon lui, faire preuve d’« anachronisme historique » que d’appliquer à Durkheim des standards scientifiques à la fois postérieurs et différents des siens. Il s’engage plutôt dans un travail d’épistémologie, et d’une épistémologie qu’il qualifie de « particulière, rarement pratiquée» , et qui consiste à  « sonder les données factuelles » afin de voir si « les idées interprétatives [de Durkheim] sont conformes aux données empiriques ».

Stoczkowski limite l’analyse qu’il fait de l’œuvre de Durkheim à ses deux grandes enquêtes empiriques, Le suicide et Les formes élémentaires de la vie religieuse. Dans Le suicide, les données, sauf celles collectées par son neveu Marcel Mauss, sont tirées de sources secondaires – les livres consultés par Durkheim. Or, celui-ci aurait fauté, selon Stoczkowski, en ne lisant qu’une partie des textes statistiques et médicaux qu’il cite et en puisant l’essentiel de ses données dans seulement trois ouvrages. En fait, ces références n’auraient eu pour la plupart qu’un « caractère décoratif, servant à conférer au livre une apparence d’érudition scientifique ». Tout cela est-il, se demande Stoczkowski, « vraiment de la science » ?

On savait que l’étude de Durkheim sur le suicide comporte des lacunes. Stoczkowski ne dit donc rien de nouveau, si ce n’est qu’il procède à la lecture minutieuse des nombreux tableaux qui le conduit à identifier ce qu’il appelle joliment « les ombres aux tableaux ». Cependant, sa posture et le ton qu’il prend agacent : ce sont ceux du professeur qui non seulement cherche à prendre en défaut un élève (pour son inattention ou ses incohérences logiques) mais aussi met en doute sa bonne foi. Durkheim est ainsi accusé d’avoir opéré une « manipulation et un toilettage systématique des données disponibles » et d’avoir eu recours à un procédé rhétorique qui, « simple et astucieux », lui a permis de « neutraliser toutes les données embarrassantes », cherchant moins à « connaître la réalité » qu’à « étayer sa thèse ».

Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim aurait fait la même chose avec les livres et leurs auteurs qu’avec les données : leur faire dire ce qu’il voulait leur faire dire. Même s’il note la profusion des références ethnographiques, Stoczkowski constate que, dans l’usage qu’il en fait, Durkheim s’accorde une grande licence face aux données factuelles présentées par les auteurs et que ses citations sont souvent incomplètes, voire tronquées. Sa conclusion est que Durkheim est « un compilateur pressé et un bâtisseur de démonstrations boiteuses, un exécuteur des faits incommodes ».

Stoczkowski procède ainsi au déboulonnement de la statue du fondateur de la sociologie française. Une fois cette tâche accomplie, il passe à une seconde étape : découvrir les (véritables) règles de la méthode suivie par Durkheim et décrire ce qu’il fait « réellement », en particulier son mode d’argumentation, qui s’appuie sur une classification binaire des concepts (homme/naturel, individu/société, sacré/profane) et sur un schème tripartite de raisonnements. Ce mode d’argumentation est, selon Stoczkowski, celui qu’apprennent les jeunes normaliens pour se préparer à la grande épreuve de l’agrégation de philosophie, la dissertation. En d’autres mots, l’ENS inculque à ses élèves – et Stoczkowski s’inspire ici de Bourdieu – un habitus cognitif normalien, à savoir des dispositions « dissertatives, dialectiques ».

Stoczkowski vérifie son hypothèse au moyen de plusieurs études : d’abord, l’analyse des manuels de dissertation de l’époque, qui recommandent l’adoption de l’ordre progressif de l’exposition en trois parties (thèse, antithèse et synthèse) ; ensuite, la lecture attentive ou, pourrait-on dire, la correction des deux dissertations de Durkheim, qui applique « résolument » le schème dialectique en trois parties ; enfin, l’analyse des dissertations des sept autres agrégatifs, ce qui lui permet de mettre en évidence leurs impressionnantes similitudes. Stoczkowski élargit finalement son analyse à ce qu’il appelle « l’esprit français », et esquisse une genèse de la pensée dissertative française, mettant en évidence le rôle majeur dans l’apprentissage de la dissertation : une « révolution culturelle », s’exclame-t-il.

Même si Durkheim s’est montré critique à l’égard de la « déformation normalienne », l’influence de l’habitus cognitif normalien serait restée visible sur l’ensemble de son œuvre savante. Mais force est de reconnaître que le système de classifications binaires des concepts n’est pas, chez Durkheim, seulement un mode d’argumentation, mais aussi une théorie de la connaissance. Enfin, qu’en est-il chez Durkheim qui disait fièrement : « je suis fils de rabbin », de l’influence de son éducation juive ? Stoczkowski écarte rapidement cette hypothèse, car aucune étude n’apporte de résultat concluant. Et s’il y a une religion qui exerce une « influence », ce serait plutôt le christianisme. Durkheim a été, il est vrai, fasciné par le christianisme, y découvrant une conception nouvelle de la personne humaine, comme la « chose sacrée par excellence » : c’est le culte de la personne humaine. C’est ce qu’il appelle une révolution : la Révolution chrétienne.

Stoczkzowski constate par ailleurs un « parallélisme saisissant » entre la vision du monde du christianisme et celle de Durkheim le savant. Celui-ci aurait pris le christianisme pour modèle, bannissant Dieu de la Société des hommes, substituant la notion de crise à celle de Chute, et transformant l’espérance du salut transcendant en l’impératif d’une réforme immanente de la chose humaine. La question du mal, avec sa dimension morale, serait donc au centre de son œuvre et il s’agirait d’un mal curable, d’où la possibilité d’une sociologie curative et aussi d’une thérapeutique, dont les réformes sociales sont l’une des formes.

En donnant à son ouvrage le sous-titre « Le mirage du salut », Stoczkowski met l’œuvre de Durkheim sous la loupe de la sotériologie, qui en théologie (chrétienne) est l’étude du salut, et d’un salut qui est associé aux idées de rédemption et de vie éternelle avec Dieu (ou le paradis). Face à la crise (morale) que traverse l’Europe moderne, Durkheim cherche des solutions, des remèdes : le renouveau des corporations professionnelles, l’élaboration d’une nouvelle morale (laïque) et, pour remplacer un christianisme épuisé, la mise en place d’une nouvelle religion, celle de l’humanité. Et Stoczkzowski de conclure : Durkheim indique ainsi « la voie du salut », l’enjeu véritable étant de « sauver la société, la nation, la civilisation européenne ».  Et il n’hésite pas à faire du sociologue « le messager du salut ».

Mais s’il y a quelque chose de central dans la notion chrétienne de salut, c’est son association au personnage du Christ, considéré comme le rédempteur de l’humanité. La notion de salut est, faut-il le dire, peu fréquente sous la plume de Durkheim, qui l’utilise le plus souvent comme métaphore. Jamais il ne fait référence au Christ. N’aurait-il pas été plus opportun d’accorder une importance au messianisme comme mouvement social ? Si attente il y a, ce ne serait pas celle d’un individu rédempteur (le Messie) mais celle d’un « royaume » : un monde futur meilleur, une société prospère.

Wiktor Stoczkowski, Johan Heilbron et Marc Joly : autour d'Émile Durkheim

Cours d’Émile Durkheim à la Sorbonne © Nubis

En épilogue, Stoczkzowski montre que son modèle d’analyse vaut aussi pour les théories contemporaines en sciences sociales et qu’il y a non pas rupture mais persistance de vestiges du passé, d’héritages, dont l’héritage philosophique et l’héritage chrétien. Il choisit pour sa démonstration trois théoriciens de générations différentes mais dont les œuvres sont parmi les plus citées, admirées et imitées : Claude Lévi-Strauss, Pierre Bourdieu et Bruno Latour. C’est là évidemment, et l’auteur le reconnaît, un « bref échantillon, parcouru au pas de course ». L’objectif est de dévoiler le « lien conceptuel puissant » qui unit les sciences sociales à la double matrice, philosophique (système d’oppositions binaires et dialectique dissertative) et chrétienne (morale et salut), dont elles sont issues. Une telle vue d’en haut ne peut cependant que simplifier la pensée de chacun de ces grands théoriciens car, si tous trois parlent de morale ou de crise, ils en disent chacun quelque chose de différent.

À la toute fin de sa conclusion, Stoczkowski nous invite à méditer sur l’exemple de la médecine hippocrato-galénique, qui était en accord avec la vision du monde dominante d’alors dite « analogique » mais qui était d’une grande faiblesse comme science et comme thérapeutique. La vision du monde « naturaliste » maintenant dominante n’est plus la même, mais les sciences sociales actuelles seraient dans une situation similaire : elles sont loin d’être scientifiques et portent une faible capacité à « réparer le monde ». En d’autres termes, la fondation des sciences sociales n’est pas derrière nous : elle est devant nous. Mais serait-ce faire preuve de scepticisme que de se demander qui seront les vrais fondateurs – et les vraies fondatrices ?

Une sociologie typiquement française ?

D’Auguste Comte à Pierre Bourdieu en passant par Émile Durkheim : voilà, en quelques grands noms, les principales « étapes » de l’histoire de la sociologie française depuis le XVIIIe siècle que nous « raconte » Johan Heilbron dans son dernier ouvrage, d’abord paru en anglais aux éditions Princeton University Press. Tout un défi !

Sa perspective relève de la sociologie historique des sciences sociales, à la croisée de l’histoire des idées et de l’histoire sociale, et s’inspire de la théorie des champs de Pierre Bourdieu. Son objectif est de mettre en évidence les dimensions structurelles des pratiques intellectuelles et les conditions sociales, qui sont largement institutionnelles, de l’histoire de la sociologie en France au cours des deux derniers siècles.

La facture de l’ouvrage, écrit avec clarté et sobriété, est classique, avec une présentation chronologique des périodes et des moments de l’histoire de la discipline : un long mouvement qui va de l’émergence des sciences sociales à l’institutionnalisation, première et deuxième phase, de la sociologie, une « science improbable », comme sous-champ disciplinaire. Il s’agit d’une grande fresque avec, en arrière-plan, le contexte politico-intellectuel, le champ universitaire et le champ intellectuel et, en avant-plan, les sociétés savantes, les revues, les groupes de recherche et les principaux agents.

Dans cette histoire, il y a quelques noms qui se démarquent et, en particulier, ceux de Durkheim et de ses proches collaborateurs et héritiers. Le durkheimisme occupe une place centrale dans cette histoire, celle de sociologues qui ont réussi à éclipser leurs concurrents et à acquérir une notoriété internationale comme « école française de sociologie ».

Le Durkheim version Heilbron est le suivant : un chercheur totalement engagé dans la défense de l’excellence scientifique et de l’autonomie de l’université, un universitaire qui renvoie dos à dos la politique partisane et le retrait académique, bref un « intellectuel spécifique », comme on le voit au moment de l’affaire Dreyfus. On peut regretter que l’auteur n’ait pas mieux mis en scène Durkheim pendant la Première Guerre mondiale, lorsqu’il a participé à un vaste programme de propagande (Lettres à tous les Français).

Johan Heilbron met bien en évidence la dimension collective de l’œuvre de Durkheim (L’Année sociologique) et il fait aussi une analyse bien documentée de l’« héritage durkheimien » grâce aux travaux des Mauss, Hubert, Halbwachs et Simiand. Dans les années d’après la Seconde Guerre mondiale, les sciences sociales trouvent une nouvelle fonction du côté de la demande en recherche appliquée avec la collecte d’informations et la construction d’indicateurs sur les tendances économiques et sociales. Même si elle demeure un « phénomène marginal » dans le système universitaire, la sociologie connaît alors un « nouvel essor », qui tient pour une large part au dynamisme d’une nouvelle génération de chercheurs – Alain Touraine, Michel Crozier, Henri Mendras, Paul-Henri Chombart de Lauwe – associée à une nouvelle institution, le Centre d’études sociologiques (CES), créé en 1946 au sein du Centre national de la recherche scientifique et dont le premier directeur est Georges Friedmann. Il suffit de jeter un regard sur la liste de la cinquantaine de chercheurs associés au CES pour se convaincre que la sociologie prend alors un « véritable tournant » avec la multiplication des enquêtes sur le terrain, le développement de plusieurs spécialités (travail, organisation, monde rural, etc.) et l’entrée en scène de « pionnières » en sociologie: Viviane Isambert-Jamati, Andrée Michel.

La recherche en sociologie n’est alors pas exclusivement l’affaire du CES. Il y a aussi la sixième section de l’École pratique des hautes études (qui deviendra en 1973 l’École des hautes études en sciences sociales) et une autre institution sœur, la Maison des sciences de l’homme, que Fernand Braudel fonde en 1963. Ces deux institutions sont à l’origine d’une « reconfiguration fondamentale des sciences sociales ».

Écrire l’histoire d’une discipline n’est pas une tâche facile, surtout en ce qui concerne les périodes les plus récentes. Primo, il s’agit de périodes, qui, comme les années 1960-2000, sont des périodes « d’essor sans précédent », avec une très forte expansion des secteurs de la recherche et de l’enseignement. Johan Heilbron réussit à bien cerner les grandes tendances de ces dernières décennies, en s’appuyant sur de nombreuses séries statistiques : diplômés, enseignants titulaires, maisons d’édition et revues. Enfin, il identifie, en des termes relativement convenus, les  grandes transformations de la discipline : son institutionnalisation, avec un avant et un après, mais qui semble ne jamais finir  avec, dans les  années 1960-2000, une « deuxième percée institutionnelle » ; sa professionnalisation qui demeure problématique, car la sociologie demeure « une discipline pas tout à fait comme les autres », comparativement à d’autres disciplines, dont l’économie, qui offrent des « débouchés professionnels ».

Secundo, il est quasi impossible d’être exhaustif et « juste » envers tout le monde. Il y a des oublis : Jean Baudrillard, Joffre Dumazedier, Raymond Ledrut, Raymonde Moulin, pour ne donner que quelques noms. Certes, les femmes et les sociologues en province, mais ceux et celles issus de l’immigration sont en nombre relativement restreint. Se pose enfin le problème des frontières disciplinaires et, même s’il désigne la sociologie comme la discipline « la plus interdisciplinaire des sciences humaines », Heilbron fait peu de place à des spécialités au carrefour de disciplines, par exemple la socio-anthropologie, la psycho-sociologie, la sociologie économique, ou la sociologie politique. Et qu’en est-il d’un thème transdisciplinaire comme le genre ?

On ne peut parler de tout le monde et de tout, surtout si la discipline, comme la sociologie, se caractérise par la « dispersion » et les « clans ». Tout en s’identifiant à une école de pensée, celle de Bourdieu, Heilbron présente de manière honnête et respectueuse les autres courants de pensée ou groupes de chercheurs, se limitant à la « bande des quatre », à savoir les quatre grandes figures, fort différentes, de la sociologie contemporaine – Raymond Boudon, Pierre Bourdieu, Michel Crozier, Alain Touraine –, dont le choix s’impose par leur renommée internationale et le dynamisme de leurs collaborateurs. Heilbron fait une présentation sobre et complète de la trajectoire professionnelle et intellectuelle, y compris du style intellectuel, de chacun de ces grands sociologues, exprimant ici ou là des divergences mais sans critique frontale. Même s’il se permet de souligner les « vertus académiques » de certains et les innovations d’autres, jamais Heilbron ne cherche à établir une hiérarchie entre ces quatre grands sociologues alors que seul Pierre Bourdieu est élu au Collège de France ; et jamais il ne soulève la question fort délicate des tensions et dissensions au sein de l’un ou l’autre des groupes de recherche. Le livre, de facture quelque peu scolaire, a tout pour devenir un ouvrage de référence.

D’entrée de jeu, Johan Heilbron met en évidence les caractéristiques particulières fort connues du champ académique français : concentration de la production à Paris, forte hiérarchisation, séparation nette entre l’enseignement et la recherche, porosité entre les champ académique et intellectuel. Mais tout cela fait-il de la sociologie une discipline typiquement française ?

Heilbron a recours à la notion de « traditions nationales », une notion certes vague mais qui lui permet de voir ce que les modes, plus ou moins cohérents, de pensée et de recherche ou encore les postures, et des pratiques d’ordre plus général, ont de typiquement national, correspondant même à ce que d’aucuns appellent l’« esprit français ». La sociologie durkheimienne était, selon Heilbron, française. C’est d’ailleurs ce que pensait Durkheim : née en France, la sociologie était restée « une science essentiellement française ».

Mais l’est-elle toujours ? Heilbron est convaincu que la sociologie française, aujourd’hui plus ou moins bien inscrite dans de vastes réseaux internationaux, demeure, en raison de ses conditions d’exercice, fortement structurée par des particularités nationales. Toute la question est de savoir si la sociologie française réussira à maintenir, comme hier et aujourd’hui, sa visée universelle.

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