Avec son nouveau livre, Seins. En quête d’une libération, et la réédition en poche de La révolution du féminin accompagnée d’une préface inédite, la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie poursuit son entreprise d’élaboration d’un féminisme dit « incarné ». À grands traits, elle retrace le récit des luttes pour montrer que la révolution féministe a bien heureusement eu lieu, mais qu’elle aurait provoqué une dépossession des femmes du rapport à leur corps. Il s’agit donc désormais de réinscrire le corps féminin vécu, ici par l’intermédiaire des seins, dans un discours féministe qui se veut engagé – mais qui procède pourtant à une dépolitisation des luttes actuelles et anciennes.
Camille Froidevaux-Metterie, Seins. En quête d’une libération. Anamosa, 224 p., 20 €
Camille Froidevaux-Metterie, La révolution du féminin. Préface inédite. Gallimard, coll. « Folio Essais », 528 p., 9,70 €
La couverture de Seins, arborant en son centre un sein de femme sur un fond de couleurs acidulées et éclatantes oscillant entre le violet, le mauve et l’orange, est séduisante. Le sujet annoncé par le titre et par son sous-titre, « En quête d’une libération », l’est aussi. Peu d’ouvrages abordent frontalement et dans une perspective féministe la question des seins. Camille Froidevaux-Metterie cherche à explorer le rapport des femmes à leur corps, et plus précisément ici à leurs seins, à travers une enquête menée auprès d’une quarantaine de filles et de femmes, âgées de cinq à soixante-seize ans : « En voulant mettre au jour l’expérience vécue des seins, j’ai cherché à cerner ce paradoxe contemporain d’une condition féminine simultanément libérée et aliénée », annonce-t-elle en assumant la contradiction dans son introduction dont le titre annonce d’emblée la démarche, jusque dans ses traits les plus contestables : « Les seins, grands oubliés de la dynamique d’émancipation ».
Contre ce postulat de base, étayé par une histoire pour le moins rapide du féminisme en France, Camille Froidevaux-Metterie décrit l’enquête qu’elle a menée et à travers laquelle elle affirme s’être efforcée de « rendre compte de la pluralité des situations de seins ». En témoigne la variété des cas énumérés, des sujets abordés dans les témoignages (l’apparition des seins, leur diversité de formes, le soutien-gorge, le plaisir « au bout des tétons », l’allaitement, les transformations et mutilations qu’ils subissent parfois), mais aussi des captures d’images. Le livre déploie en effet un dispositif visuel et narratif plutôt audacieux, inspiré du livre américain Breasts : Women Speak about Their Breasts and Their Lives de Daphna Ayalah et Isaac J. Weinstock (1979), qui donnait à voir une série de portraits de seins accompagnés des récits de femmes ayant accepté de poser. Entre les pages de Seins où se succèdent les témoignages plus ou moins analysés des femmes interrogées, se glissent de belles photographies en noir et blanc de leurs seins, réalisées par Camille Froidevaux-Metterie.
Le cadrage n’est pourtant pas sans poser de question : pourquoi avoir décidé, à l’image, de couper la tête de ces femmes et de ne laisser voir que leur poitrine ? « Des seins comme des visages », affirme avec lyrisme le dernier chapitre. Or les seins, même accolés à un prénom et un âge (mentionnés pour chaque photographie), et si divers soient-ils, ne sont pas des visages et ne recouvrent pas les mêmes fonctions, de reconnaissance par exemple. Ces corps de femmes, dévoilés mais fragmentés, découpés dans un geste qui pourrait rappeler le blason en poésie, perdent de leur incarnation. L’objet livre recouvre ainsi sous ses couleurs violettes et sa beauté lisse un propos ambivalent du point de vue politique : peut-on tout à fait se réclamer d’un féminisme du corps en (dé)coupant celui-ci ?
Camille Froidevaux-Metterie tend à invisibiliser un certain nombre de questions soulevées par son sujet, notamment du point de vue de la classe sociale. Vit-on par exemple l’allaitement, auquel est consacré le chapitre intitulé « Donner le sein, un choix », de la même manière que l’on soit issue d’une classe sociale plutôt populaire ou plutôt bourgeoise ? Le choix est-il nécessairement aussi libre et repose-t-il sur les mêmes critères ? On regrette par exemple que les critères économiques ou écologiques soient si rapidement évoqués. Sur un tout autre sujet, dans le premier chapitre qui questionne l’apparition plus ou moins brutale des seins et la joie mêlée d’inquiétude qu’elle suscite chez les jeunes filles, Camille Froidevaux-Metterie témoigne de sa propre expérience de mère, achetant son premier soutien-gorge à sa fille et découvrant avec stupeur la prédominance des soutiens-gorge rembourrés, à coque, y compris pour les plus jeunes : « Pour les femmes de ma génération qui tentent d’accompagner au mieux leurs filles dans la rude traversée de l’adolescence, cette découverte du formatage précoce de leurs seins est un choc. »
L’autrice choisit ainsi de mettre en avant son propre vécu mais ne le contextualise qu’en partie : qu’en est-il des biais de classe ? de couleur de peau ? qui est ce « je » d’un point de vue sociologique ? L’enquête mentionne aussi « les femmes noires », mais elles semblent minoritaires dans les photographies et aucun témoignage ne pose par exemple spécifiquement cette question. Cette invisibilisation pose problème et confère à ces deux ouvrages une forme de superficialité décevante qui tend à dépolitiser les corps féminins. Aux questions « Quelle instance a-t-elle un jour décrété que nos poitrines devaient être rondes, fermes et hautes pour être considérées comme belles ? Pourquoi sommes-nous ainsi condamnées à ne pas les accepter telles qu’elles sont ? », l’autrice ne peut alors que répondre par une dénonciation peu convaincante des « diktats de la mode » ou des « canons de beauté » sans les interroger dans le détail, à partir d’une bibliographie solide.
Cette extraction de la question des seins d’un questionnement politique et social précis se manifeste particulièrement dans l’usage très sommaire qui est fait de l’histoire du féminisme dans Seins tout comme dans La révolution du féminin. Toute l’armature de la pensée de ces deux ouvrages se construit autour du postulat selon lequel les luttes féministes des années 1970, certes indispensables, auraient détourné le féminisme des questions liées au corps féminin, comme on peut le lire dans la préface inédite de La révolution du féminin dans laquelle Camille Froidevaux-Metterie répond à un certain nombre de critiques : « Les luttes féministes ont permis d’initier la libération des femmes mais elles ont aussi ouvert la voie à une forme de discrédit des thèmes corporels. »
Peut-on vraiment rendre responsables les luttes féministes d’hier de ce discrédit du corps féminin ? La formulation procède à une inversion qui prête à confusion. Ne pourrions-nous pas considérer que ce sont précisément ces luttes et leur puissance d’opposition au système patriarcal et capitaliste qui nous permettent tout particulièrement aujourd’hui, et ce depuis les années 1970, de questionner nos corps ? « Notre corps, nous-mêmes », pour reprendre le titre du grand classique féministe américain écrit par un collectif de femmes, paru en 1973 aux États-Unis et dont il faut saluer la réédition en France cette année (aux éditions Hors d’atteinte).
Cette (ré)vision de l’histoire aux accents particulièrement téléologiques mène l’autrice à un certain nombre de confusions. Ainsi, dans les « thèmes corporels » qui constituent le terreau du féminisme actuel sont associés pêle-mêle l’accès pour toutes aux protections hygiéniques, la possibilité de choisir sa contraception dans un panel de possibles, la représentation dans les manuels scolaires de tous les sexes, la dénonciation des violences gynécologiques et obstétricales, ou encore les luttes contre les agressions sexuelles et le viol. Selon Camille Froidevaux-Metterie, « toutes ces démarches militantes ont un point commun : reprendre le contrôle sur nos corps intimes ». Si l’on peut tout à fait considérer ces luttes comme un tout, la conclusion qui en est tirée aplatit leur spécificités politiques. Les femmes qui, dans le monde entier, ont dénoncé et dénoncent encore à travers notamment le hashtag MeToo les agressions et les viols subis souhaitent sans doute, comme l’affirme la philosophe, reprendre le contrôle de leur corps intime, mais il faut aussi le formuler autrement : elles sortent du silence qui leur est imposé pour dénoncer des crimes passibles de condamnations par la justice. Le concept de « corps intime », tel qu’il est ici conçu par la philosophe, aussi large qu’imprécis, fait perdre aux luttes leur capacité de transformation propre.
On pourrait citer dans Seins d’autres exemples qui, malgré les précautions prises par l’autrice, demeurent problématiques (par exemple, l’association des opérations chirurgicales dites esthétiques et des opérations médicales comme deux expériences de dépossession de ses seins). Le problème posé par cet ouvrage comme par La révolution du féminin est avant tout celui d’un féminisme dépolitisé qui individualise et lisse les luttes. Fragmentant le corps et le séparant d’enjeux historiques et sociaux précis, cette réflexion qui se veut ancrée dans l’expérience vécue du corps féminin tend à l’inverse à le désincarner, courant le risque de lui faire perdre sa puissance révolutionnaire au profit d’un penchant esthétisant souvent trompeur.