Les manifestants face aux armes

Gazer, mutiler, soumettre s’ouvre sur le récit d’une expérience vécue par tout.e manifestant.e depuis les « lois Travail » sous la présidence Hollande : celle d’être gazé.e par une grenade lacrymogène, celle d’éprouver soudain dans son corps un sentiment d’apeurement. Partant du constat collectif d’une généralisation de l’usage de cette arme non létale, mais aussi des grenades de désenclavement et des tirs de LBD40 lors de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes puis pendant le mouvement des Gilets jaunes, l’économiste Paul Rocher tente dans ce bref essai une lecture de cette nouvelle doctrine qui semble désormais dominer mondialement dans le maintien de l’ordre.


Paul Rocher, Gazer, mutiler, soumettre. Politique de l’arme non létale. La Fabrique, 200 p., 13 €


Plusieurs ouvrages se sont efforcés précédemment de faire l’archéologie de ces armes non létales et notamment de la grenade lacrymogène : en 2009, déjà, Les armes non létales de François-Bernard Huyghe (PUF, coll. « Que sais-je ») ; puis fut traduite la très instructive Petite histoire du gaz lacrymogène d’Anna Feigenbaum (Libertalia, 2017). Paul Rocher la cite abondamment pour rappeler que, après avoir été pratiqué dans les tranchées de 1914-1918 puis interdit par les accords de Genève, son usage fut réservé aux empires coloniaux pour mater les autochtones, qu’ils soient algériens, vietnamiens, jamaïcains ou chypriotes.

Mais l’événement fondateur de la doctrine actuelle est 1968. Au lendemain des manifestations de rue qui avaient eu lieu à Mexico, Paris, Berlin ou Berkeley, on assista à un printemps des armes non létales. Délaissant l’arme électrique (ceinture électrisée), trop associée à la torture, les forces de sécurité concentrèrent leurs recherches sur le potentiel répressif des balles de caoutchouc ou en plastique. L’Irlande du Nord, puis la Palestine pendant la première intifada, furent le théâtre de ces expérimentations massives.

Paul Rocher, Gazer, mutiler, soumettre. Politique de l’arme non létale

Manifestation à Paris (mai 2007) © Jean-Luc Bertini

Pour Rocher, c’est moins un contexte de manifestation que de maintien de l’ordre quotidien qui donne ensuite une nouvelle impulsion à ces armes. En 1991, l’affaire Rodney King révèle le passage à tabac de ce jeune Africain-Américain par des policiers blancs. Ces violences étant attribuées à l’inefficacité du Taser pour maîtriser un suspect, ce constat constitue l’accélérateur d’un processus de militarisation qui redéfinit totalement la notion d’arme. Le désarmement – on laisse les armes létales au râtelier – est suivi d’un équipement en nouveaux outils cinétiques (de la matraque au canon à eau, en passant par le LBD40), chimiques (grenades lacrymogène et assourdissante), électriques, acoustiques (canon à son), optiques (diffusion de lumière irritante) ou en énergie dirigée (laser), qui gazent, irritent et mutilent. Rocher en dresse un tableau précis et impressionnant ; il montre aussi comment leur usage nourrit une industrie florissante en France.

S’il s’intéresse à la manière dont les manifestant.e.s tentent de se protéger de ces armes non létales, en décrivant ce qu’il nomme « une autodéfense populaire » (casque, lunettes de piscine, citron, foulard, mais aussi street medics), on ne manquera pas de trouver l’auteur par trop optimiste. On aura du mal à qualifier d’inventifs et d’inventives les manifestant.e.s face à des armes qui trouent la jambe d’une jeune fille de vingt ans et mettent ses jours en danger. Et on sera aussi un peu déçu lorsque Paul Rocher quittera la rue, dans la dernière partie du livre, pour instruire philosophiquement cette militarisation par l’aspect non létal de nos sociétés néolibérales. Le non-létal devient alors le prétexte à une dissertation nous menant des thèses de Foucault et de l’école de Francfort (la police dans la tête) vers Giorgio Agamben (l’exception comme étant consubstantielle de l’État moderne) pour atterrir sur l’indépassable Gramsci (et son concept d’hégémonie). La conclusion achèvera de nous irriter par son souci déplacé de discuter les positions d’un Geoffroy de Lagasnerie par un immodeste « Pour la fin de la violence ». Gazer, mutiler, soumettre commence bien, par un diagnostic digne d’un Foucault ; on regrettera qu’il cède ensuite au genre de l’essai trop inspiré.

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