Le jardin de Jacques Rancière

On se souvient de Julie et de son « jardin secret » dans La Nouvelle Héloïse, mais qui pouvait penser que l’austère Kant s’intéressait à « l’art des jardins » jusqu’à en faire un des beaux-arts dans sa Critique de la faculté de juger de 1790, en l’assimilant au genre de la peinture ? Jacques Rancière, dans son essai sur Le temps du paysage, part de cette petite énigme pour interroger une nouvelle fois les rapports entre esthétique et politique.


Jacques Rancière, Le temps du paysage. Aux origines de la révolution esthétique. La Fabrique, 135 p., 14 €


Selon la thèse féconde de Jacques Rancière, Kant, en intégrant l’art des jardins aux beaux-arts, effectuerait une véritable « révolution » à l’égard de ce qu’on appelle la nature et par là même de la liberté. Non certes que l’art des jardins soit une nouveauté théorique et pratique du XVIIIe siècle, même s’il semble atteindre à une sorte de perfection chez les Anglais. Depuis longtemps, le jardin, image terrestre du Paradis, répond à des finalités pratiques – médicales ou alimentaires – dans les couvents ou les potagers royaux.

Jacques Rancière, Le temps du paysage. Aux origines de la révolution esthétique

© D. R.

Mais il s’agit ici d’y voir désormais un art « libéral », autrement dit un art détaché de toute préoccupation intéressée, comme la peinture elle-même, et supérieur à elle. Mieux même, et cette interprétation introduit dans les réflexions de Jacques Rancière un flou, une ambiguïté très originale, un peu troublante, c’est la nature elle-même qui devient artiste, organisatrice d’un spectacle sans metteur en scène. On ne sait plus dès lors s’il est question de la peinture de paysage comme genre ou de la nature elle-même, qui se plairait à offrir (involontairement, inconsciemment ?) des « scènes » mêlant perspectives et premiers plans, lignes ondulantes et brisées, jeux d’ombre et de lumière, fractures, failles, ruptures, avec, de temps en temps, « les traces d’une activité humaine ». Car « Nature signifie liberté », note Jacques Rancière, qui se souvient de Diderot parlant dans un Salon de 1795 de la nature « toujours irrégulière et libre ».

L’enjeu, bien entendu, n’est pas seulement esthétique, et ce qui fait l’intérêt et le charme de cet essai provient de la lecture politique que Jacques Rancière propose d’ouvrages (surtout anglais) sur l’art des jardins et de poèmes qui exaltent la Révolution française. Il analyse la peinture de Thomas Gainsborough, mêlant aristocrates et paysans, et Le Prélude de Wordsworth, mais aussi la démarche des improvers comme le célèbre Capability Brown, qui transforment brutalement les vastes domaines de la noblesse au détriment des commons populaires et des droits d’usage de la petite paysannerie. Il revient sur la théorie esthétique de Burke qui oppose la courbe « moelleuse » (« smooth ») et ondulante des sociétés harmonieuses à l’ordonnancement rationnel et autoritaire des jardins « à la française ». Il met surtout en vedette les théoriciens anglais du pittoresque (à la fois dans les tableaux et dans le spectacle de la nature elle-même), comme Uvedale Price et Richard Payne Knight.

Jacques Rancière, Le temps du paysage. Aux origines de la révolution esthétique

« Vue du parc de Méréville », d’Hubert Robert (fin XVIIIe siècle)

Est-ce la nature ou le regard que l’on porte sur elle qui donne cette expérience sublime de la liberté proche de celle que procurent de leur côté les événements politiques ? La question demeure sans réponse tranchée. Quel est l’élément commun entre les scènes pittoresques que peut offrir la nature elle-même, en Cornouaille ou dans le Lake District, les paysages des tableaux avec leurs « scènes rustiques », et les mouvements populaires qui, à la même époque, ébranlent les sociétés et enthousiasment certains poètes et philosophes ? C’est la faculté mystérieuse de l’imagination, qui, en jouant avec le visible et ses limites, en combinant les éléments, l’ombre et la lumière, l’infini et le concret, invite en fait à aller au-delà de ce visible, à oser sortir de sa condition. « Elle procure, écrit Jacques Rancière, un sentiment d’élévation qui arrache l’homme à sa condition ordinaire. » Par un paradoxe qui est bien digne du promeneur de Königsberg, c’est la solitude qui nourrit le sentiment de liberté, le génie des lieux rejoint l’esprit des lois.

Malheureusement, l’histoire ne s’arrête pas là. Dans un très panoramique épilogue, Jacques Rancière montre que cette promotion discrète de l’art des jardins n’a été qu’une parenthèse, qui se referme avec Hegel, peu sensible à la beauté naturelle, et qui considère que l’art comme expression médiatisée de l’esprit est proche de sa fin : « architecture, ordre, régularité, symétrie, tous les principes autoritaires dont un siècle d’art des jardins et d’enthousiasme pour la nature avait voulu se libérer sont méthodiquement restaurés par Hegel ». Et c’est pour consolider le rapprochement entre peinture du paysage et expérience de la nature que Jacques Rancière introduit la notion encore incertaine de « non-art ».

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