De notre image d’une enfance incarnée par de petits êtres aimants, polis, propres et bien éduqués, très peu restera après la lecture d’Une république lumineuse d’Andrés Barba, tant il remet en question « cette fiction sociale de l’enfance », dont l’innocence supposée est devenue sacrée. À partir de la figure de l’enfant, l’écrivain et traducteur espagnol interroge notre rapport au pouvoir, à la communauté, au corps, et tente de libérer par le récit la force aveugle sous-jacente à l’enfance, capable de troubler l’ordre social et politique. « L’enfance est plus puissante que la fiction », nous prévient-il d’emblée.
Andrés Barba, Une république lumineuse. Trad. de l’espagnol par François Gaudry. Christian Bourgois, 192 p., 18 €
Les faits que le roman de Barba s’attache à reconstruire se sont déroulés à San Cristóbal, une ville de province située dans un pays tropical, marqué par de fortes inégalités, et qui rappelle le dysfonctionnement des sociétés latino-américaines. D’un côté, les « deux cent mille habitants, avec ses familles traditionnelles, ses combines politiques et sa langueur tropicale », de l’autre, les indiens ñeê, dont la pauvreté semble « inévitable ». Leurs enfants respectifs sont à leur image : il y a ceux qui ont une vie bien réglée par l’école et de multiples activités extrascolaires et ceux qui nettoient les vitres des voitures ou demandent une pièce à chaque feu rouge. Tous des enfants dociles que le confort ou la mendicité ont domestiqués.
Dans ce quotidien défectueux dont tout le monde s’accommode, se produit l’apparition mystérieuse d’un groupe de 32 enfants, qui ont entre neuf et treize ans et qui sèment le chaos et la peur dans la vie paisible des habitants. Le narrateur – à l’époque un jeune fonctionnaire des services sociaux – revient sur cet événement survenu vingt ans plus tôt et se livre en quelque sorte à la « chronique d’une mort annoncée », puisque dès la première page il nous apprend leur mort : l’image de ces petits cadavres hante la mémoire du narrateur, qui s’efforce de déceler et d’interpréter – sans y parvenir – les signes conduisant à ce dénouement tragique.
L’intérêt de ce livre réside dans cette manière obsessionnelle d’analyser la construction de la mémoire collective, d’établir sa vérité : l’accumulation de données, l’examen minutieux de documents – dossiers administratifs et judiciaires –, les reportages journalistiques, les analyses universitaires, les comptes rendus des experts, permettent au narrateur d’exposer les failles s’imposant à notre appréhension des événements. L’écriture devient alors le négatif des images, contrepoint indispensable mais impuissant qui cherche malgré tout à montrer ce qui demeure hors cadre, ou est passé sous silence dans un récit médiatique univoque.
Quelque chose dans cette petite communauté infantile qui refuse toute hiérarchie résiste en effet à la compréhension : « ils ne semblaient pas avoir un leader affirmé. Peut-être que quelques groupes étaient commandés par certains enfants, mais leurs mouvements ne paraissaient pas orchestrés par une tête pensante. Ils se réunissaient parfois derrière la mairie, où ils restaient des heures, vautrés sur un terre-plein de gazon, à rire, puis ils se relevaient pour partir ailleurs ». Devant leur joie et leur liberté, le narrateur a encore l’impression « que l’enfance était beaucoup mieux exprimée dans leurs jeux que dans ceux, réglés et pleins d’interdits, de nos enfants ».
Un face-à-face se produit entre lui et ce groupe dont il est impossible de distinguer les membres : la personnalité de chacun s’efface dans le jeu et cette manière jouissive dont ils s’approprient la violence. Menace sourde, ces enfants, semblables à ces larves qui couvent dans le cou de Moira – chienne errante dont l’adoption par la famille du narrateur n’a pas réussi à la domestiquer entièrement –, s’installent au cœur de la ville : « En examinant son pelage du bout des doigts je découvris avec horreur dans son cou une boule de taille d’une mandarine grouillante d’asticots. Cette masse vivante de larves s’immobilisa un instant avant de reprendre son grouillement. » Les analogies avec le règne animal, notamment les insectes, ponctuent les descriptions du narrateur. La lecture de la trilogie de « biologie sociale » de Maeterlinck sur la vie des abeilles, des fourmis et des termites a été déterminante, selon l’auteur, pour la construction de cette utopie sociale infantile, sorte de république anarchiste réfutant le mythe de l’âge d’or et la construction de l’enfance depuis les Lumières.
Plus encore, Andrés Barba, traducteur vers l’espagnol de classiques de langue anglaise (Conrad, Melville, James, Carroll, Defoe…), interroge la frontière fragile entre civilisation et barbarie, cette république « lumineuse » dans sa brutalité nous invitant à penser la (dé)construction du sujet dans son lien à la communauté, là où le contrôle des affects et des émotions – l’amour, la peur – joue un rôle déterminant. La possibilité de les libérer enfin, en inventant un nouveau langage et de nouvelles formes d’amour.