Alors que le récit officiel du développement énergétique à l’âge industriel porte une vision linéaire qui soutient le concept de transition énergétique, omniprésent dans les médias et les politiques publiques, un ouvrage collectif dirigé par François Jarrige et Alexis Vrignon retrace les conditions d’émergence des différentes sources et usages énergétiques. Face à la puissance s’inscrit dans le courant universitaire des humanités environnementales et fournit des éléments de réflexion pour faire émerger les conditions socio-économiques et politiques d’un véritable changement de paradigme énergétique.
François Jarrige et Alexis Vrignon (dir.), Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel. La Découverte, 400 p., 25 €
« Face à la puissance » : le titre choisi pour cette somme évoque la situation à laquelle font face depuis des décennies les militant.e.s écologistes, à savoir la difficulté de faire émerger de véritables alternatives dans des domaines aussi variés que l’agriculture, les transports ou encore l’énergie. C’est précisément de cette dernière qu’il est question ici. Le collectif d’auteur.e.s réalise une « histoire des énergies alternatives à l’âge industriel », un sous-titre quelque peu trompeur, puisqu’il ne s’agit pas uniquement de traiter du développement des sources d’énergie renouvelable, mais également des sources d’énergie fossile. C’est plutôt la manière dont les auteurs font l’histoire qui est alternative.
Face à la puissance propose en effet un véritable contre-récit. Le concept de transition énergétique, très en vogue depuis une dizaine d’années et repris par les pouvoirs publics, sous-entend que, au cours des deux derniers siècles au moins, l’humanité a successivement eu recours à différentes sources d’énergie, en en abandonnant une au profit d’une autre plus performante ou abondante. Ainsi, il y aurait eu une transition de l’énergie animale et végétale vers le charbon, puis du charbon vers le pétrole, et enfin une transition en cours du pétrole vers l’électricité. Cette dernière permettrait de basculer vers des économies décarbonées, grâce aux voitures électriques et autres smart cities – et ainsi de résoudre la crise climatique grâce au progrès technique.
Or cette vision de l’histoire de l’énergie est particulièrement erronée. Comme l’ont parfaitement montré Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz – par ailleurs contributeurs du présent volume – dans L’événement anthropocène (Seuil, 2013), il n’y a pas eu substitution mais bien addition de sources et d’usages énergétiques.
En plus d’être erronée, cette vision linéaire d’une transition énergétique est particulièrement dépolitisante, puisqu’elle comporte l’idée que les facteurs conditionnant le développement d’une source d’énergie au profit d’une autre sont d’ordre purement technique. L’émergence de sources d’énergie renouvelable serait l’affaire des ingénieur.e.s et des expert.e.s de l’énergie, guidée par les performances énergétiques de ces sources, de leur rentabilité économique et de la disponibilité des matériaux. Là encore, le livre bat en brèche cette idée reçue en montrant que les facteurs sociaux, politiques et idéologiques conditionnent eux aussi l’émergence d’une source ou d’un usage énergétique. Symétriquement, le choix d’une source ou d’un usage énergétique impacte la société à de multiples niveaux. Face à la puissance s’inscrit en cela dans la continuité de l’ouvrage de Timothy Mitchell, Carbon Democracy (La Découverte, 2013), qui documentait entre autres les effets du passage du charbon au pétrole sur le mouvement social au Royaume-Uni.
Issu d’un colloque organisé en 2018, le présent livre est organisé en quatre parties, qui sont autant de périodes historiques : 1750-1860, 1860-1918, 1918-1973 et 1973 à aujourd’hui. Au sein de chacune, les contributeurs principaux dressent le portrait énergétique de l’époque, à l’aide de nombreuses statistiques. Ils font également état des débats politiques concernant le développement des sources d’énergie. Une fois le portrait dressé, des études de cas viennent illustrer cette histoire des énergies alternatives. Elles concernent principalement une source (vapeur, solaire, tourbe) ou un usage (carburant pour le transport, éclairage, etc.) dans une zone géographique et une période historique données, mais peuvent également avoir pour objet un épisode clé de l’histoire énergétique, telle que la création, en France, de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) au début des années 1970 et ses ressorts politiques. En dehors de la remise en cause de la linéarité des transitions énergétiques, le livre apporte également de nombreux éclairages, venant nourrir des réflexions parallèles à celles autour de l’énergie stricto sensu, et qui rejoignent ainsi plusieurs ouvrages contemporains.
Premièrement, le travail des historien.ne.s rappelle que les nuisances liées à l’exploitation des énergies fossiles ne sont pas seulement les émissions de dioxyde de carbone déréglant le climat, mais également, sur le plan environnemental et sanitaire, la pollution de l’air, de l’eau, des milieux, les risques (explosion dans les mines, irradiation) et la mortalité associée, et, sur le plan social et géopolitique, l’impérialisme et le colonialisme, l’autoritarisme nécessaire au développement de systèmes sociotechniques centralisés tels que l’industrie nucléaire. Les rapports de domination Nord-Sud sont également bien documentés. Ils se manifestent sous deux formes : d’une part, les ressources énergétiques des pays colonisés ont attiré ou maintenu les colons sur place ; d’autre part, certaines technologies jugées peu sophistiquées ont été expérimentées dans les colonies ou anciennes colonies, telle l’énergie solaire au Maghreb ou aux Antilles. Ces éléments plaident pour un rapprochement entre études environnementales et études décoloniales, comme y invitait récemment Malcom Ferdinand dans Une écologie décoloniale.
Deuxièmement, l’ouvrage rappelle que le développement de ces sources et usages énergétiques ne s’est pas fait sans mouvement d’opposition. Si les auteur.e.s en évoquent certains, ils omettent en revanche des épisodes historiques importants, tels que le mouvement féministe américain contre le développement du nucléaire, alors même que ce mouvement est essentiel dans le renouveau de la pensée écoféministe. Plus généralement, aucune étude de cas ne porte sur un épisode historique s’étant déroulé en dehors de l’Europe, alors même que les mouvements d’opposition aux projets d’infrastructure énergétique sont, par exemple, très riches en Amérique du Nord et du Sud.
Enfin, il apparaît au cours de cette lecture que ce ne sont pas les modes de vie qui nécessitent de plus en plus d’énergie et encouragent la recherche de nouvelles sources, mais bien l’inverse : ce sont les excédents d’énergie qui remodèlent les modes de vie. Par exemple, en France, dans les années 1930, le fait de disposer d’une ampoule et de la radio était jugé amplement suffisant par les ménages et pouvait être assuré de manière autonome. Mais la crise économique génère une contraction de l’activité économique et donc de la consommation d’électricité par les industries. Les pouvoirs publics s’efforcent de convaincre les populations de la nécessité d’une consommation accrue d’électricité, afin de pouvoir épancher le surplus d’électricité. L’histoire se répète quelques décennies plus tard avec le développement après-guerre du parc nucléaire français qui, parce que surdimensionné, a entraîné le recours massif au radiateur électrique dans les foyers.
En rappelant ces nombreux aspects oubliés de l’histoire énergétique, un tel ouvrage fournit des éléments pour lutter contre le fatalisme d’un développement énergétique hors de contrôle. Il invite d’une certaine manière à multiplier les luttes pour faire émerger le rapport de force nécessaire pour faire face à la puissance.