Libération : un assez July numéro 100

Le numéro 100 des numéros 100 En attendant NadeauRegardons la une du numéro 100 de Libération daté du jeudi 22 novembre 1973. Elle est en noir et blanc, y compris le titre. En haut à droite, le prix : « 1 F (8 francs belges) » et une mention : « Directeur : Jean-Paul Sartre ».

La maquette est plutôt moche, c’est mal imprimé (les lecteurs ont longtemps prétendu qu’ils avaient les mains pleines d’encre après avoir tourné les pages de Libération, c’était vrai). Il y a quand même une belle photo de Mélina Mercouri en tête d’une manifestation contre la dictature en Grèce. Autre gros titre : « Lip est viable », sur une très emblématique grève qui allait durer trois ans.

Quand on ouvre le journal, la maquette est toujours moche, il serait plus juste de dire qu’il n’y a pas de maquette. Les articles racontent les affrontements CGT/CFDT (déjà), les grèves dans les commerces de fruits et légumes, dans les cimenteries et chez Larousse. On a des nouvelles du Chili (le coup d’État a eu lieu deux mois plus tôt) et du « chanteur Angel Parra torturé ». Des nouvelles aussi de la visite du Premier ministre Pierre Messmer à l’usine Renault de Flins : « On peut tuer des hommes autrement qu’avec des mitraillettes. En les usant jour après jour… Seulement, on ne parlera jamais de cela au conseil des ministres ». À la page « Femmes », une enquête : « Connaître son corps. Les expériences de gynécologie parallèle aux États-Unis ». La plupart des articles ne sont pas signés, ou parfois par des initiales ou des pseudonymes (un certain Jules Ferry écrit sur l’écologie). Dans les petites annonces, après la rubrique « Changeons la vie », une rubrique « Emplois » (« cherche patron de gauche »).

Le numéro 100 des numéros 100 : à Libération, deux cent très différents

Aucun doute, on est dans un journal militant. Créé en février 1973 par Serge July, Philippe Gavi, Bernard Lallement, Jean-Claude Vernier et des militants de la Gauche prolétarienne (maoïste), et avec l’aide de Jean-Paul Sartre, Libération est au départ un journal d’extrême gauche. C’est un quotidien de 12 pages, à la parution irrégulière, sans publicité ni actionnaires, dirigé par ses salariés qui reçoivent tous le même salaire. Il existera sous cette forme jusqu’au 23 février 1981.

Regardons maintenant la une du 9 septembre 1981. Celle du n° 100 de Libération « Nlle série » (pourquoi le mot n’est-il pas écrit en entier, il y avait pourtant la place…). Le titre est maintenant appliqué sur un losange rouge. La typographie a changé, elle est plus élégante, la maquette aussi.

Le journal titre sur les nationalisations, Marianne Faithfull, le syndicat polonais Solidarité. En pied de page, une photo légendée: « L’ayatollah Mahdavi-Kani, premier ministre, a présenté à Khomeiny le nouveau gouvernement de l’Iran ». On voit deux ou trois ayatollahs en turban et des barbus en chemises à carreaux, on est tenté d’en déduire une diversité politique.

Dans les pages intérieures, on s’intéresse aux nationalisations (avec une photo de Laurent Fabius et de Pierre Mauroy), au slip pare-balles de Nancy Reagan, aux armes chimiques en Afghanistan, aux Sikhs qui demandent l’indépendance. L’avortement étant bientôt remboursé par la Sécurité sociale, on demande l’avis de « Simone Weill » (sic), présidente du Parlement européen. « Pas de commentaire », c’est une info.

Désormais, les articles sont presque tous signés : Maurice Najman (sur la CGT), Jean-Pierre Salgas (éducation), Gilles Millet (justice), Philippe Gavi (radios libres), Bayon (Marianne Faithfull), Michel Cressole, Hervé Gauville…

Les célèbres ndlc (notes de la claviste), dans lesquelles les clavistes ont pendant des années dit ce qu’elles pensaient de l’article qu’elles étaient en train de saisir, y compris et surtout quand elles le trouvaient nul, ont quasiment disparu. Les fautes d’orthographe sont par contre toujours là.

Sur cinq pages, on peut consulter les petites annonces, vestiges domestiqués et payants des petites annonces gratuites (1976/1979) et des fameuses pages « Sandwich » (1979/février 1981) avec leurs rubriques « Taulards » et « Chéri(e)s je t’aime ».

Le journal est en voie de respectabilisation mais, à travers ces petites annonces, on voit quand même se dessiner une image très claire et très vivante de la France gauchiste et alternative du début des années 1980. Comme si aujourd’hui on se baladait sur les réseaux sociaux.

Best of des annonces du 9 septembre. « Boulots » : l’un cherche à « acheter un emplacement frites-bar », un autre quelqu’un pour faire des coussins mais « je ne peux payer qu’à prix Libé ». « Partir » : on recherche des places dans des voitures pour le Maroc, Varsovie ou le Niger. « Divers urgent » : un projet de randonnée dans la vallée des Merveilles, un passeport perdu (« Veuillez l’envoyer au 25, rue de la Roquette).

« Autos » : on cherche un « genre J7, pas cher, que je pourrais transformer moi-même pour vente frites » (encore ! il semble y avoir un lien mystérieux entre la lecture de Libération et la vente de frites). « Livres » : À vendre, une collection de Charlie Hebdo 1975/1981, La Comédie humaine (7 volumes, intégral). À acheter, « pages de BD parues dans Libé durant l’été. Paie 1F40 en TP neufs pour chaque ».

Le numéro 100 des numéros 100 : à Libération, deux cent très différents

Quelques extraits de la très foisonnante et romanesque rubrique « Musique ». « Parolier : M. Delrieu et compositeur : M. Litwin ayant travaillé avec Paul Anka et Franck Sinatra recherchent un interprète très motivé ». « Cela fait trois ans que je stagne à cause de bassistes cancer ou scorpion. En existerait-il encore un dans la cité qui soit d’un autre signe, de feu ou d’air de préférence… avec quelques notions de scène et de studio ». « Batteur, guitariste, niveau moyen cherchent bassiste (si possible avec local)… Rigolos d’abstenir ».

La dernière page (consacrée aujourd’hui aux portraits) a longtemps été réservée à la DH (les informations de dernière heure). « Retraite à 60 ans : peu d’élus ». «Borg élimine Noah sur le central de Flushing Meadow ». Ou encore : « Arrestation à Paris d’un Italien réclamé par son pays ». Il s’agit d’un certain Jean-Baptiste Marongiu, recherché pour sa participation à un groupe armé d’extrême gauche. Marongiu sera embauché par Libération en 1982, à la fabrication puis au service Livres où il restera jusqu’en 2007.

Et enfin, la rubrique « c’est dit c’est dit » du jour : « ‟Notre pays sera détruit par le sexe. Musulmans, levez-vous et défendez l’Égypte. Israël va nous détruire par le sexe. Les empires grecs et romains ont connu leur fin à cause d’une femme. Les canons de la France se sont mis à genoux devant Hitler à cause d’une femme.” L’Imam Kishk, Le Caire ».

Le journal « Nlle série » a reparu le 13 mai 1981 après trois mois d’interruption, alors que le vote des pleins pouvoirs à Serge July a entraîné cinquante départs. Le nouveau quotidien, dit Libé 2, fait 36 pages. Il s’est professionnalisé et il y a maintenant plusieurs niveaux de salaires. C’est le début d’une période où les pages du journal sont le lieu de rendez-vous d’une avant-garde culturelle, sociétale et politique. Pendant une quinzaine d’années, son énergie et sa créativité feront de Libération un journal lu bien au-delà de la gauche. Il gardera pourtant longtemps un fonctionnement très particulier, lié au tout début de son histoire, comme la production soutenue de dazibaos qui envahissent les murs ou la conférence de rédaction pendant laquelle tout membre de l’équipe, y compris la standardiste ou l’électricien, peut demander des comptes à un chef de service ou au directeur du journal. Il y aura un Libé 3 en 1994. Puis une nouvelle formule. Suivie d’autres nouvelles formules. Mais pas d’autre n° 100.