Le centenaire du grand écrivain algérien Mohammed Dib (1920-2003) méritait bien qu’on s’arrête sur son œuvre magistrale, à la fois ancrée dans l’histoire et la société de sa terre natale et ouverte à l’appel de l’universel. La revue Europe a eu l’excellente idée de consacrer son numéro estival à Mohammed Dib, mais aussi à Jean Sénac (1926-1973), à travers deux dossiers particulièrement riches et instructifs, coordonnés respectivement par Hervé Sanson et Guy Dugas. Le mot qu’on serait tenté de retenir est celui de « constellation », utilisé par Dib pour qualifier son œuvre. Cette « œuvre-constellation » traverse les genres littéraires et les périodes historiques selon une éthique responsable et une esthétique exigeante qui continuent d’inspirer de nouvelles lectures, perpétuant l’image inaltérée « d’un Dib créateur aux multiples facettes ».
Europe, n° 1094-1095-1096 : « Mohammed Dib/Jean Sénac ». 350 p., 28 €
Mohammed Dib, Formulaires. Seuil, coll. « Points », 128 p., 6,90 €
Mohammed Dib, Tlemcen ou les lieux de l’écriture. Barzakh/Images Plurielles, 144 p., 28 €
L’empreinte laissée par Dib dans l’espace littéraire francophone est considérable. Albert Memmi voyait en lui un précurseur au même titre que Jean Amrouche et Mouloud Mammeri. Pour Habib Tengour, Dib a donné aux écrivains algériens « la sérénité d’écrire » dans cette langue française qu’il associait à « une transparence obscure », à la fois féconde et inépuisable. Dès sa célèbre trilogie algérienne (La grande maison, 1952 ; L’incendie, 1954 ; Le métier à tisser, 1957)), qui scrute la misère d’un peuple sous domination coloniale tout en enracinant l’acte d’écriture dans la culture du terroir, Dib s’emploie à mener et à renouveler une quête de sens qui continue de résonner parmi ses confrères.
Dès lors, on comprend l’émotion palpable qui traverse les témoignages très personnels d’Abdelkader Djemaï et de Samira Negrouche, le premier soulignant cette « communion avec les êtres » qui caractérise le regard de Dib, la seconde voyant en lui à la fois « un Père » qui veille et une enfance qui parle aux tumultes de l’Algérie actuelle. En interrogeant sans cesse ce que Charles Bonn nomme le « pouvoir et l’impouvoir de la parole » à travers une panoplie de stratégies scripturales allant du dédoublement à la distanciation, Dib ouvre la voie à une modernité poétique lumineuse qu’il partage avec Sénac, « citoyen de beauté » et soleil assassiné dont il salue la « mémoire vivante » en 1973. Le dossier consacré au compagnon des revues Forge et Terrasses, avec, entre autres, des contributions signées René de Ceccatty, Dominique Combe et le regretté Pierre Rivas, restitue la vitalité et la dualité d’un Sénac trop souvent incompris, déchiré entre la ferveur et les désillusions de son engagement anticolonialiste mais renaissant dans l’audace éclatante de ses « corpoèmes » aux accents à la fois érotiques et métaphysiques.
L’esthétique dibienne, quant à elle, objet d’un long article de Naget Khadda, combine à la fois le legs de l’oralité, le syncrétisme culturel et le « souffle mystique » de la terre natale. L’œuvre de Dib est une constellation de variations sur le non-dit des signes, la perte et le retour du sacré, l’éternelle irruption de l’enfance et la rencontre renouvelée de l’Autre. À ce sujet, Catherine Brun part d’un échange entre Dib et Derrida repris dans L’arbre à dires (1998) pour montrer que le « nous » et les « autres » sont, dans l’œuvre dibienne, en interaction et en télescopage permanents. Travaillant en « orfèvre inspiré » et en « artisan inquiet » selon Salim Jay, Dib sculpte ses textes autour du rapport à l’ici et à l’ailleurs. Cet effort est guidé par une attention particulière aux paysages, notamment dans sa tétralogie nordique (Les terrasses d’Orsol (1985) ; Le sommeil d’Ève (1989) ; Neiges de marbre (1990) ; L’infante maure (1994)). Ici, note Angelica Ammar, l’exil est abordé « d’une façon oblique, furtive », permettant à l’auteur de retrouver « le désert algérien dans la neige finlandaise ». En plus de cette dynamique spatiale, de nombreux contributeurs, à l’image de François Desplanques, soulignent à juste titre « l’acuité et l’originalité du regard » dibien, une sensibilité aiguisée qui irrigue et façonne l’univers de ses écrits.
Déjà théâtrale dans son rapport aux genres et aux langages, comme le suggère le thème du colloque de Cerisy qui lui sera consacré en septembre prochain, la constellation Dib éclaire le visage du dramaturge : Mille hourras pour une gueuse, créée au festival d’Avignon en 1977 et publiée aux éditions du Seuil trois ans plus tard, Le vœu de la septième lune, parue en janvier dernier aux éditions El Kalima à Alger, et la pièce inédite La fiancée du printemps, radiodiffusée en 1965 et 1986 et reproduite en partie dans le numéro. Ayant recours dans cette dernière à l’effet de cercle magique hérité de l’art populaire de la halqa et projeté dans le quotidien d’un village algérien, Dib se joue des frontières entre la réalité et l’au-delà pour tenter « un retour aux origines du théâtre » et interroger à la fois l’irruption du mythe et la manière dont « il nous agrège aux autres ». Les autres inédits inclus dans le numéro comprennent un texte où Dib définit le projet de son roman Qui se souvient de la mer (1962) comme exploration d’un infra-réel à partir d’images et de visions oniriques, un hommage à l’œuvre de Jean Pélégri où il reconnaît « l’âme » de l’Algérie, et un conte bref qui éclaire les ressorts de son imaginaire et rappelle sa contribution peu connue à la littérature jeunesse.
(Re)lire Dib exige de se déplacer suivant des orbites mobiles et interconnectées. L’étude génétique de ses textes par Karolina Resztak, Abdellah Romli et Claire Riffard éclaire sa maîtrise de l’exercice de la réécriture, rythmé par une pratique assidue de la refonte textuelle, une recherche formelle continue, mais aussi, comme le montre Tristan Leperlier au sujet d’une nouvelle de La nuit sauvage (1995), « un travail d’universalisation ou d’euphémisation de l’enjeu politique » à la faveur d’un questionnement plus large des ambiguïtés de la société algérienne. D’autres contributions, notamment autour de son dernier livre, Simorgh (2003), éclairent l’humanisme dibien qui puise ses sources aussi bien dans la réécriture des mythes que dans une forme de polyphonie civilisationnelle. Enfin, les textes de Jean-Pierre Chambon, de Pierre Joris et de Satoshi Udo donnent à lire les résonances intertextuelles de l’œuvre dibienne en Amérique et au Japon, faisant de lui le repère d’« une synchronicité » intercontinentale.
Dans la constellation Dib, le poète n’est jamais loin du romancier, élevant les mots pour « atteindre / le printemps et l’étoile », d’après son poème « Temps mort » publié par Frédéric Jacques Temple en 1949. Cet élan poétique est saisi par Abdellatif Laâbi qui voit en son confrère le « subversif tranquille » promenant son « œil du cœur » à travers les tragédies du monde. Comme la prose qu’elle habite et régénère, la poésie de Dib est une réserve de sens. Dans le très classique Ombre gardienne, recueil paru en 1961 avec une préface d’Aragon, Tengour lit « l’étrangeté de la parole poétique limpide » qui se construit et se façonne sous les yeux du lecteur.
Chaque poème de Dib, dans les mots de James Sacré, est un « corps qui prend forme en notre corps », une constante métamorphose du verbe, entre la clarté des titres et l’opacité des univers qu’ils suggèrent. Cette dynamique s’enrichit d’une musicalité basée sur la variation des répétitions phoniques et lexicales et se rapprochant du jazz « par son rythme prosodique et syntaxique », comme le montre Ismaïl Abdoun à propos du recueil au titre révélateur, L’enfant-jazz (1998).
Le lecteur retrouve cette musicalité dans le recueil Formulaires (1970), republié en poche par les éditions du Seuil. Ici, les poèmes sont organisés en suites titrées et agrémentées de dédicaces, notamment à Aragon, Pierre Seghers ou Jean Cayrol. Dans cette poésie des murmures et des paysages, le lecteur est interpellé dès l’exergue : « je t’apporte mon visage / lunaire et très bas / marcheur avançant dans son ombre ».
La première partie, placée sous le signe obsessif du temps, entre un « passé de preuves et d’enfance » et un « futur qui songe », met le sujet lyrique aux prises avec la marche des saisons. Sous l’égide de Claude Lorrain dont l’évocation de la peinture referme la dernière série, le poète paysagiste accueille son exil, convoque « les objets les plus absents », tend l’oreille pour écouter « la parole approchée des choses » ou pour raviver « le souvenir d’un soleil de mer / restitué par l’aube maternelle ». Cette tonalité nostalgique se prolonge dans la deuxième partie à travers une mise en dialogue avec l’élément corporel. La poésie de Dib se fait sensuelle et voyageuse, retraçant la « forme nocturne » des mains ou « l’orageuse souveraineté des jambes ». La volupté dibienne est rythmée par une suite de glissements du corps à la nature et vice versa, donnant à lire des poèmes frissonnants à chaque « détour et retour de tendresse ». Enfin, la dernière partie offre une prose poétique où l’on reconnaît l’empreinte de l’écriture automatique. Ici, le lecteur assiste à un enchevêtrement des mots, une danse des signes et des ombres d’où émerge, porté par le souffle poétique dibien, un « langage souverain incompatible secret noyé dans l’écorchure universelle ». À bien des égards, Formulaires donne un aperçu de ce subtil mélange de fraîcheur et de lumière qui définit l’écriture de Dib, une forme de délicatesse ouverte au désir de vie et à la jouissance du dire.
On ne peut goûter pleinement cette délicatesse sans revenir aux pages de l’intemporel Tlemcen ou les lieux de l’écriture, republié en co-édition par Barzakh à Alger et Images Plurielles à Marseille. Paru pour la première fois en 1994, l’ouvrage comprenait des photos prises par Dib dans les rues de Tlemcen en 1946, d’autres par Philippe Bordas en 1993 et des textes de l’auteur datant de la même année.
En conservant uniquement les textes et les photos de Dib, enrichies d’une sélection de prises inédites, l’ouvrage accentue le regard de l’écrivain-photographe et enrichit ce que Bordas nomme dans sa contribution à la revue « les fétiches d’avant l’écriture » dibienne. Oscillant entre les photos des années 1940 et les mots des années 1990, le livre éclaire le désir reconstitué d’une œuvre constamment à venir. Comme le souligne l’écrivain algérien arabophone Waciny Laredj dans sa préface, on est face au « récit d’une enfance perdue à tout jamais qui se dit au présent ». Sublimée par le regard de Dib enfant, la photographie se fait le miroir d’une écriture ancrée dans la mémoire régénérée des lieux.
Au fil des pages, le lecteur découvre ce que Dib nomme le « secret travail d’identification et d’assimilation » entre la conscience et le paysage. Ce dernier se décline suivant plusieurs espaces-clés à l’image du patio ou « wast dar », centre de la maison aux allures de « théâtre », ou de cette table basse ou meïda, transformée en plan de travail. De « l’intimité du pain » préparé par la mère au four banal qui « ne brûle que pour votre bien et délectation », Dib rallume les étoiles de la ville natale et déterre ces lieux disparus tels le marché du Médresse, vestiges d’une harmonie tissée par la matière tenace du souvenir.
Avec une douceur frémissante, l’auteur interroge les clichés en noir et blanc, restitue les conversations et les émotions de l’époque, évoque les jeux de l’enfance intrépide, se remémore pêle-mêle les marchandages de la grand-mère au marché, les fleurs plantées sur la tombe du père, la musique lointaine d’un joueur de luth ou le souvenir des festivités célébrées à proximité d’une source d’eau. À l’image de ces trois rochers qui « offrent l’apparence de mythiques et derniers voyageurs traversant un désert », la poésie du texte dibien accompagne les jeux d’ombre et de lumière, glisse au gré des réminiscences entre le corps figé d’un enfant et la silhouette élancée d’un minaret, entre l’éclat intact d’une tenue traditionnelle et le charme discret des dédales de la ville. Avec Dib, on comprend que le paysage est ce « témoin des origines » qui veille sur la plume, que le vécu est « une grille pour lire le monde » d’antan et esquisser celui à venir.
En refermant le livre, le recueil et la revue, la nostalgie du lecteur laisse place à l’ivresse des retrouvailles. Par-delà ses lumières et ses variations, la constellation Dib nous fait toujours croire à « l’exploit de l’esprit / et l’effort de l’encre qui efface et retrouve » : douce fascination devant le dynamisme de cette écriture exigeante qui ne cesse de réinventer ses lieux et de repousser ses horizons. Comme le résume Tengour, « Dib nous a tout dit mais son dire reste à découvrir ».