Lettre à Paul B Preciado

En novembre 2019, le philosophe Paul B. Preciado scandalise une partie des psychanalystes français : devant l’École de la cause freudienne (ECF), il vient de plaider pour une autocritique de la psychanalyse, l’abandon des normes de genre, une véritable « décolonisation de l’inconscient ». Diagnostiqué « malade mental » parce que se définissant hors de la différence sexuelle, il reprend à son compte la nouvelle de Kafka Rapport à une académie, où un singe raconte à des scientifiques son apprentissage contraint du langage humain. Le « rapport pour une académie de psychanalystes » de Preciado a, depuis, été publié et largement attaqué. Dans En attendant Nadeau, l’analyste Stéphane Habib affirme sa pleine adhésion aux propositions de l’auteur et ouvre le programme d’une psychanalyse « qui accueille ce qui vient », se donnant ainsi un avenir.


Paul B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de psychanalystes. Grasset, 128 p., 9 €


Cher Paul B. Preciado,

Oui.

Merci.

J’hésite, pour commencer, entre les deux.

Je suis un monstre qui vous parle : lettre à Paul B Preciado

Paul B Preciado © Marie Rouge

Ne sachant faire autrement que compliquer le deux (et il n’y a pas de doute, déranger le massif de la différence sexuelle est une complication radicale du deux et l’impossibilisation du jeu des oppositions trop simplement binaires), se bousculent sous mes doigts les « Merci oui », « Oui merci », et autres « Oui, oui, merci, oui ».

 « Merci pour votre oui ».

Étant à un point et une lettre de m’adresser alors à vos oreilles. Voilà peut-être ce que je peux vous écrire de mieux. Et ce parce que, justement, vous avez entendu quelque chose de ce qui est en jeu en vue de la survie de la psychanalyse. Quelque chose d’insupportable à beaucoup.

Mais n’oublions pas, n’oubliez pas, que beaucoup, c’est beaucoup, mais pas davantage. « Lorsque j’ai demandé aux institutions psychanalytiques de prendre leur responsabilité face à la transformation actuelle de l’épistémologie sexuelle et du genre, une moitié de la salle a rigolé, tandis que d’autres ont hurlé, ou m’ont demandé de quitter les lieux. »

Tiens, c’est drôle, en écrivant vos mots, je vois telle scène du film de John Huston, Freud, the Secret Passion, celle où le jeune Freud essaie d’exposer ses théories sous les huées et les insultes de l’Académie de médecine.

Oui, merci pour votre oui, car « oui » est, je le crois, très précisément ce que vous dites à la psychanalyse.

Qu’est-ce que c’est que dire oui à la psychanalyse aujourd’hui ? C’est l’appeler à se laisser ouvrir par ce qui vient. À être déformée, transformée, métamorphosée. À s’écrire de nouveau.

Vos mots de la fin, qui à la lecture annoncent un commencement encore, ne laissent planer aucun doute : « Peut-être que seul ce processus de transformation, aussi terrible et démantelant qu’il puisse vous sembler, mérite aujourd’hui d’être à nouveau appelé psychanalyse. »

Appel à la psychanalyse à se faire à nouveau psychanalyse.

Si je m’adresse à vous maintenant en vous lisant dans Je suis un monstre qui vous parle, c’est pour vous dire très précisément cela : que cet appel n’est pas sans réponse. Qu’il y a un « oui » de la psychanalyse au « oui » que vous lui adressez depuis la possibilité de son avenir. Que la psychanalyse – ah, qu’il m’est pénible d’écrire « la » – telle que je la pense, la théorise, l’écris, l’enseigne, la pratique et la désire, est ce qui doit s’entendre comme accueil de ce qui arrive.

Alors je pourrais tresser sans réserve, à cette « définition » que je vous propose, la vôtre qui n’est autre que la condition de la survie de la psychanalyse : « La psychanalyse est face à un choix historique sans précédent : soit elle continue à travailler avec l’ancienne épistémologie de la différence sexuelle et légitime de facto le régime patriarco-colonial qui la soutient, devenant ainsi responsable des violences qu’elle produit, soit elle s’ouvre à un processus de critique politique de ses discours et de ses pratiques. »

Évidemment, lorsque j’ai lu cela, je savais que vous alliez vous faire un nombre incalculable d’amis. Des amis ricaneurs. Des amis pris par l’urgence de vous annuler, de vous raturer. En effet, sous telle plume, dans tel journal daté du jour même de la parution de votre texte – c’est dire s’il était pressant, non pas de vous faire taire, c’était déjà fait, mais immédiatement de se mettre à effacer vos phrases. On pense au Moïse de Freud, non ? : « Il en va de la déformation d’un texte comme d’un meurtre. Le difficile n’est pas d’exécuter l’acte mais d’en éliminer les traces. » J’ai pu lire : « On peut se demander ce que Preciado est venu faire dans cette galère. Pourquoi a-t-il accepté de se livrer en pâture à des praticiens cherchant à l’humilier ? En tout cas, il invite sérieusement la communauté freudo-lacanienne mondiale à le rejoindre dans son combat en faveur d’une ‟psychanalyse mutante”. Avec un tel manifeste, il se désigne comme le thérapeute en chef d’une rébellion transgenrée qu’il juge aussi centrale pour l’avenir de l’humanité que la révolution climatique. Mais qui voudra le suivre dans cette ‟cage” psychanalytique fantasmatique, sans échappatoire vers une possible liberté ? À force de se prendre pour Peter le Rouge et Franz Kafka réunis, le “monstre qui parle” risque fort d’avoir accouché d’une académie de la bêtise universelle, façon Gustave Flaubert [1]. »

Bêtise ? Vraiment ? Et en était-il de cette « académie de la bêtise universelle », Jacques Derrida, dont c’est un euphémisme de dire que l’inquiétude pour ces questions très précisément et à l’endroit de la philosophie et à l’endroit de la psychanalyse se sera aiguisée du début à la fin de son œuvre et de sa vie ? Par exemple (on pourrait en prendre cent autres) quand, lors des « États généraux de la psychanalyse », il demanda : « Sera-ce toujours la même structure théâtrale ? Sera-ce encore demain, au prochain millénaire, le même modèle, le même dispositif, la même famille théâtrale ? Sera-ce le théâtre de la même famille, une famille toujours plus ou moins royale, plutôt patriarcale et hétérosexuelle, installée dans la différence sexuelle comme opposition binaire ? » (Je souligne). Puis, quelques secondes plus tard : « Pourquoi la psychanalyse ne prend-elle jamais pied dans le vaste territoire de la culture arabo-islamique ? Sans parler de l’Orient extrême. Plus largement, vous vous demandez pourquoi la psychanalyse reste, sans y pénétrer, et sans illusion mosaïque de terre promise, au bord externe de l’immense majorité des hommes et des femmes qui peuplent la surface d’une terre en voie dite de ‟mondialisation”. »

Je suis un monstre qui vous parle : lettre à Paul B Preciado

Dommage, donc. Dommage que ce soit ce rire-là du ressentiment et non les autres, ceux du oui à ce qui pense, à ce qui dérange, à ce qui bouleverse, à ce qui inquiète, à ce qui oblige, à ce qui altère, que déclenchent vos propositions. Chez les unes et chez les autres. Mais oui, dommage, car ce qui vient, ou ce qui arrive, c’est nécessairement cela, entre autres, que vous évoquez. La grande affaire à venir pour la psychanalyse, la grande affaire à venir pour la pensée.

Alors voilà, très cher Paul B. Preciado, je vous écris maintenant sans vous connaître pour vous dire qu’une psychanalyse réactionnaire est un oxymore. Qu’une psychanalyse réactionnaire, c’est de la réaction mais ce n’est pas de la psychanalyse. Que la psychanalyse comme accueil de ce qui vient est le mouvement interminable d’être accueillie et altérée en même temps qu’elle ne peut pas ne pas être fendue par ce qui arrive. Il faut la faille, la fente, la brèche et les brisures. Que de cela on ne peut déduire autre chose que la nécessité incessante de faire voler en éclats son et ses épistémologies et de recommencer toujours et encore à en écrire d’autres et d’autres.

Votre livre est précieux car il rappelle – qu’importe que 3 500 psychanalystes et quelques autres le sachent ou l’ignorent, l’acceptent ou le refusent – que nous sommes à un moment très particulier de l’histoire de la psychanalyse. Moment que je crois de sa nécessaire relance, moment de sa reprise. Ma préoccupation et mon travail quotidien visent à interroger et à désirer faire exister l’avenir de la psychanalyse, à la penser de manière telle que son avenir ne soit pas le simple synonyme d’un futur (ce qui ne serait déjà pas si mal), mais bien le nom de sa structure, autrement dit à faire en sorte qu’elle reste déterminée, inquiétée, bouleversée, dérangée par ce qui vient et, conséquemment, reste en devenir. Altérée sans cesse et en mouvement permanent.

C’est aussi pourquoi il m’importe de pouvoir en proposer une sorte de définition minimale comme accueil de ce qui vient, et accueil de ce qui arrive. C’est aussi dire par là même que « psychanalyse » est un synonyme de « politique ». Qu’il faut la penser – et c’est un falloir en vue de la survie très justement – et en dessiner le portrait en littérature mineure. Rappelez-vous Deleuze et Guattari : « Problème d’une littérature mineure, mais aussi pour nous tous : comment arracher à sa propre langue une littérature mineure, capable de creuser le langage, et de le faire filer suivant une ligne révolutionnaire sobre ? Comment devenir le nomade et l’immigré et le tzigane de sa propre langue ».

Je m’y attelle, d’autres s’y attellent, nous faisons moins de bruit sans doute que les grosses machines institutionnelles, nous sommes disséminés çà et là, travaillons sans relâche, théorisons, parlons, recevons. Nous n’avons pas besoin d’appartenir. Ni à une école, ni à un genre, ni à une origine, ni à une différence sexuelle, ni à une langue. Nous appelons le multiple en toutes choses. En cela, aucun de ces « ni… ni » ne convient, rien de soustractif jamais, mais plutôt des greffes proliférantes. Encore une fois il faut inventer la langue. La langue du plus d’un et plus de deux. Plus d’un genre, plus d’une origine, plus d’une différence sexuelle… Nous cherchons. Nous défaisons en faisant et faisons en défaisant. Ce « nous » n’a pas d’identité, il n’en a ni le besoin, ni le goût, ni le nom au vrai. Je ne saurais pas vous dire qui. Qu’importe cette question fatiguée. Je sais en revanche que c’est à cela, à tout cela qu’oblige cette psychanalyse-là. Vous la dites « mutante », je la dis « à venir ». Nous disons donc la même chose différemment. Mais toujours en plus d’une et en plus de deux, et en « peut-être » surtout. Plus de dogme, plus de doctrine. « Plus jamais », comme conclut La folie du jour.

Il y a quelques mois, au cours du grand colloque « Où va la philosophie française ? », j’ai commencé à proposer ce portrait de la psychanalyse en littérature mineure. Mes derniers mots étaient sans équivoque : « Songeons enfin à la place et à la fonction de la psychanalyse dans les travaux de Frantz Fanon, de Gayatri Spivak, de Homi K. Bhabha et d’Achille Mbembe et nous aurons une idée des passages, des ponts et des inventions qu’il y a à écrire encore et en vue de quoi. Entre autres. Toujours entre autres. Loi du non-savoir de ce qui vient. Loi du devenir. » Rassurez-vous, je ne fus pas plus entendu que ça. Aussi, à cette liste évidemment non exhaustive, aujourd’hui je souhaite, si vous le permettez, ajouter votre nom : Paul B. Preciado.

C’est que vous aurez dit en deux mots ce que je tentais de dire en concluant mon propos cet après-midi-là. Je sens qu’à vous citer, ça va bondir de partout : « décoloniser l’inconscient ». Il m’apparaît que c’est la plus parfaite définition de la psychanalyse comme psychanalyse à venir. Décoloniser comme désidentifier, comme démonter, comme déranger, comme déjouer les pulsions de murs et de barbelés, comme déplacer, comme détourner, comme désédimenter, comme délier, comme désapproprier mais aussi décoloniser comme ajouter, comme greffer, comme coller, comme monter, comme relancer, comme élargir et comme écrire. Décoloniser comme le rire-qui-dit-oui qu’on entend dans la voix de Nadia Yala Kisukidi qui, lorsqu’elle fut interrogée sur France Culture sur la question de savoir ce que c’était que « décoloniser la philosophie », égrena quelques phrases comme : « Éclater les corpus », « enrichir le canon de la philosophie, soit peut-être même le maltraiter » et finit par demander : « Comment concevoir un concept accueillant de la pensée. De toutes les formes de pensée ? » Ce même accueil dont je disais au début de cette trop longue lettre qu’il ne se comprend que comme altération de celle ou celui qui accueille, fût-ce un corpus. Un accueil qui ne serait pas altération resterait une décision souveraine et calculée, tout sauf un accueil. La psychanalyse comme accueil de ce qui arrive est dès lors sujette à une altération infinie par ce qui vient de partout, tout le temps, dessus, dessous, sur les côtés, devant, derrière, des passés et des futurs et bien sûr… d’Uranus. Oui, Uranus. Voilà pourquoi elle appelle non pas uniquement à une nouvelle épistémologie que ses détracteurs ont beau jeu de condamner au nom de je ne sais quelle volonté de modernisation, mais à plus d’une épistémologie, stratégique et changeante, mutante. Ce qui exige également d’ « affirmer aujourd’hui l’énergie joyeuse d’une intelligence collective [2] ».

Une dernière greffe. Ou plutôt encore une articulation. Celle de la psychanalyse dont je vous parle, celle qui a des oreilles et pense nécessaire l’écriture d’une pensée de l’écoute à greffer à ses corpus, à ce que vous écriviez, vous, Paul B. Preciado, depuis votre appartement sur Uranus avant de le donner à visiter. Car je crois que tout ce que j’essaie de vous dire doit se lire entre et avec les phrases que vous donnez à penser : « Cette prolifération de nouveaux termes critiques [inventés par, disiez-vous un peu plus haut : les langages féministes, queer, trans, anticoloniaux, et de dissidence corporelle] est essentielle : elle agit comme un solvant sur les langages normatifs, comme un antidote aux catégories dominantes. D’une part il est impératif de se démarquer des langages scientifiques, techniques, commerciaux et juridiques dominants qui constituent le squelette cognitif de l’épistémologie de la différence sexuelle et du capitalisme techno-patriarcal. D’autre part, il est urgent d’inventer une nouvelle grammaire permettant d’imaginer une autre organisation sociale des formes de vie. Dans la première tâche, la philosophie agit, à la suite de Nietzsche, comme un marteau critique [tiens, revoilà littéralement la question des oreilles]. Dans la seconde, plus proche de Monique Wittig, Ursula Le Guin, Donna Haraway, Kathy Acker ou Virginie Despentes, la philosophie devient une écriture critique expérimentale qui cherche à imaginer un monde. Les deux langues sont des stratégies transfrontalières. Il s’agit de traverser aussi les frontières entre les langues philosophiques, les frontières épistémologiques, entre les langages documentaires, scientifiques et de fiction ; les frontières de genre, les frontières entre les langues et les nationalités, celles qui séparent l’humanité et l’animalité, les vivants et les morts, les frontières entre le présent et l’histoire. »

Nous avons du travail. Et c’est une chance.

Merci.

Oui.


  1. Élisabeth Roudinesco, « ‟Je suis un monstre qui vous parle” : la ‟psychanalyse mutante” de Paul B. Preciado », Le Monde, 12 juin 2020.
  2. J’emprunte ces mots à Patrick Boucheron dans la grande « ouverture » de l’Histoire mondiale de la France (Seuil, 2018).
Lire aussi le compte-rendu d’Un appartement sur Uranus qui rassemble les chroniques publiées dans Libération par Paul B Preciado.
À lire en suivant ce lien, la réponse de Nathalie Georges-Lambrichs.

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