« La Seine est le fleuve sur le bord duquel j’aurai passé l’essentiel de ma vie » : François Sureau ouvre son livre par cet incipit emprunté à l’épitaphe d’André Breton, « Je cherche l’or du temps ». « Des profondeurs d’un grand landau bleu à pneus blancs j’ai respiré un demi-siècle plus tard les derniers parfums de ce monde-là », ce n’est pas l’enfance sévère de Combourg, qui ouvre d’autres souvenirs. Plutôt l’évocation d’une société qui, dans ce temps perdu ou ce monde d’hier, ménageait le confort de sa progéniture dans un véhicule transgénérationnel.
François Sureau, L’or du temps. Gallimard, 848 p., 27,50 €
Les fleuves sont des références politiques et poétiques, uniques, partagées, parfois disputées : le Rhin est un père, la Volga une mère, le Nil un dieu, comme le Gange. En France, la Loire a plus de prestige que la Seine, les Capétiens ont eu leur berceau dans la première avant de s’établir sur les bords de la seconde, entre les confluences avec la Marne et l’Oise. Dans le temps long, la Seine a été une servante docile de l’État, elle a hébergé sur ses rives le pouvoir politique, assorti de son Conseil, et aussi son Académie.
Fille de la nature et fil de l’histoire, la Seine irrigue plus qu’elle ne guide le récit de François Sureau. De ses sources en Bourgogne – dans la Côte-d’Or ! – en passant par Troyes – dont l’once médiévale est restée la mesure du précieux métal – et jusqu’à Paris, le fleuve est prospecté par l’auteur-orpailleur. Sa large batée retient l’or d’un temps millénaire, qu’André Breton dans son épitaphe déclare chercher, et que lui a trouvé, au point qu’il annonce un second volume qui accompagnera le lecteur jusqu’à l’estuaire normand.
Le prospecteur se donne deux compagnons fictifs, des réfugiés venant de confins animés de la Russie et de l’Ukraine, qui apportent un éclairage différent et d’autres parfums que ceux du monde bourgeois. Agram Bagramko et S. Grigoriev sont des partenaires d’anamnèse. Le premier est un peintre-écrivain, auteur d’un triptyque d’esprit surréaliste conservé au musée de Vancouver, Ma source la Seine, et d’une plaquette, « texte assez énigmatique, écrit dans une belle langue simple ». La trajectoire de Bagramko part du pied du Caucase, rejoint les rives du Pacifique en passant par les quais de la Seine en crue surréaliste, Grigoriev, ancien colonel de Cosaques émigré, l’héberge pendant son séjour à Paris, jusqu’à ce que le professeur M., l’aïeul de l’auteur, les accueille dans sa propriété des Yvelines.
« Le domaine de La Geneste est toujours là. La famille du professeur M. l’a vendu il y a quelques années, et c’est à présent un club d’équitation ». Ce lieu, avec sa grande bibliothèque, complète le dispositif mémoriel, le landau y a sans doute roulé, les réfugiés fictifs y ont introduit une touche particulière. Avant d’être pris dans les servitudes périurbaines, ce haut lieu a abrité la sociabilité des notables d’hier: « Les deux témoins du mariage du professeur M. après la Grande Guerre avaient été René Cassin et Bichelonne. Pendant la guerre La Geneste était occupée par un état-major de la Luftwaffe ». La proximité de l’aérodrome de Toussus-le-Noble explique sans doute cette annexion que l’entregent collaborateur de Bichelonne n’a pu lui épargner. Du début à sa fin, La Geneste balise le récit de François Sureau.
Pour que le lecteur se repère dans ce texte complexe et riche de temps et d’espace, on lui offre des aides : deux index, des noms de personnes et de lieux, une carte du cours amont de la Seine et un carton de Paris, sur lesquels les noms de personnes sont placés ou mis en Seine. « La bibliothèque portative m’a longtemps fait rêver, dans le principe qui la justifie et le choix qu’elle révèle », écrit l’auteur, au milieu du gué, page 442. Le volume dont dispose le lecteur réalise ce concept, il comporte trois livres (« Des origines à Draveil », « Mystiques parisiennes », « Mes cercles dérangés »).
Le bassin-versant mémoriel de l’or du temps émerge de la Douix du Chatillonnais, révérée par les Gaulois, sacralisée par l’Église et qui a inspiré le poète Jacques Réda, avant qu’Agram Bagramko n’y trouve le sujet de son chef-d’œuvre trop méconnu. Dès le premier chapitre, on pressent que l’auteur assumera dans ses mémoires, et par ce pluriel, des références et des affinités différentes voire opposées. Ainsi, l’incipit de Breton fait paire avec une citation de l’évangile selon saint Matthieu. On distingue de part et d’autre du cours de la Seine une rive gauche qui serait celle de l’esprit surréaliste, scissions comprises : Breton, Aragon, Vaché, Desnos, Caillois, Ernst, De Chirico. Et une autre rive, militaire et religieuse : Mangin, Lyautey, Gallieni, Brosset, en uniforme, et en bure François d’Assise, Ignace de Loyola, Rancé, Thérèse d’Avila et Jean-Baptiste Porion, « qui est sûrement l’un des plus grands esprits du XXe siècle et que personne ou presque ne connaît ».
Le livre est fait de retrouvailles et de découvertes. Aux premières, l’esprit de François Sureau apporte un éclairage nouveau, des précisions et des nuances ; les secondes nous apportent des pépites de l’or du temps, ignorées par les lacunes de nos curiosités et de nos lectures. Parfois, une copieuse note de bas de page nous livre des précisions nécessaires, comme pour Jean-Baptiste Porion. On appelle placers ces gisements alluvionnaires qui recèlent ces richesses : l’Ariège et l’Orb sont des hydronymes qui depuis longtemps désignent ces opportunités… La Seine a ses placers : ce sont à Paris les coffres des bouquinistes de ses quais.
Dans ces coffres, souvent spécialisés, on déniche des romans policiers. Le livre nous propose une biographie suggestive de Simenon, Maigret-sur-Seine, et un court essai sur le genre, son histoire, ses variantes, assorti du rappel du débat Borges-Caillois. Il y a aussi les étals consacrés à la BD ; plutôt que d’ajouter son analyse du monde de Tintin, François Sureau sollicite Les aventures de Babar, au motif apparent que le fleuve de Célesteville ressemble à la large Seine après Conflans. Mais la raison essentielle est le message de sagesse politique que livrent ces histoires, le chapitre « Babar à l’Élysée » n’est pas une fiction relatant l’accès à la fonction présidentielle du « meilleur économiste de France »… Plus sérieusement, « Babar est le rêve politique français, tout à la fois monarchiste, socialiste, laïc et moraliste, empreint pour finir d’un réalisme un peu amer ». Hobbes, More, Engels, saint Augustin, sont convoqués pour éclairer les multiples facettes de ce régime qui ne trompe personne. « La société des éléphants est dans le même temps une société d’ordre et une société sans classes. »
Contrepoint de ce passage, celui sur les travaux et les jours du Conseil d’État. Là, dans un Palais resté Royal, l’exercice du droit administratif ne relève pas de pachydermes mais de « demi-dieux » dont les décisions sont inscrites au recueil Lebon, sorte de saint des saints « à la poésie très rare, en partie double ». Deux incendies, celui du Bazar de la Charité (1897) et celui du Crédit Lyonnais (1996), sont pris comme les révélateurs des transformations de la société française à un siècle de distance.
« C’est l’Adjani dont le nom résonne comme l’anagramme de Nadja » : François Sureau, lecteur de Breton et cinéphile, rapproche de manière virtuose ces figures de la beauté convulsive. Dans les multiples composantes de cet or du temps, une somme sous couvert de Seine, le lecteur trouvera selon ses intérêts, en suivant la pente du fleuve ou les signaux que sont les entrées des index, matière à méditer sur « le trésor du neuf et de l’ancien » (Matthieu, 13 ,44-52). On a parfois envie d’engager une conversation avec l’auteur. Ainsi pour Victor Bérard : aujourd’hui, des esprits se voulant forts ricanent de son positivisme naïf qui a entrepris par une croisière méthodique de retrouver les lieux de l’Odyssée. François Sureau nous rappelle qu’outre ses recherches érudites sur l’Antiquité, Bérard a été un expert de la question d’Orient et des Balkans, et ses analyses vers 1990 sont réapparues tragiquement actuelles. « Nul ne sait en revanche comment lui est venu, sur les bords de la Seine, le goût de la Méditerranée », remarque-t-il.
Un géographe peut lui donner une piste, saisie quelques lignes plus haut dans la référence à son professeur de géographie, Vidal de la Blache. La Méditerranée tenait une grande place dans l’enseignement de Vidal. De cette expérience marquante à l’École d’Athènes, vécue vingt ans avant Bérard, il avait tiré une sorte de quintessence géographique, de la nature montagnarde et marine, des genres de vie, du pêcheur au pasteur en passant par l’arboriculteur des oliviers. Aussi, quand Bérard publie en 1902 Les Phéniciens et l’Odyssée, Vidal lui consacre, dans sa revue, les Annales de Géographie, une longue note intitulée : « La Géographie de l’Odyssée ». Le professeur et savant valide la thèse de l’auteur, son ancien élève, et on devine qu’il aurait aimé être embarqué : « Mr Bérard est un géographe et un voyageur qui mérite considération et confiance, n’a-t-il pas dans ces parages odysséens de la Méditerranée pénétré souvent jusque dans les criques et les replis que ne fréquentent pas les paquebots et où on ne parvient qu’à l’aide des embarcations que reconnaîtraient sans doute les héros de Homère ». Vidal en ce début de siècle résidait au 6 rue de Seine, il y rêvait sans doute à la Méditerranée en regardant les belles photos du livre de Bérard, prises par Boissonnas.
En 1950, Francis Ponge observe dans son essai La Seine : « Elle coule au sein de la civilisation dont nous parlons la langue ». Et il adresse son livre à André Breton, avec cette dédicace : « l’un des seuls, je m’en persuade, à pouvoir le lire ». La boucle, comme celle d’un ample méandre dont la Seine a le secret, semble bouclée.