Un numéro 100 ? Voilà un anniversaire que les grands magazines anglo-saxons consacrés en tout ou en partie aux sujets littéraires et culturels n’ont pas à célébrer puisque (comme leurs confrères d’autres domaines) ils effectuent généralement leur numérotation par tome et fascicule. C’est donc un anniversaire annuel qu’ils peuvent le cas échéant célébrer : un centième pour The Times Literary Supplement, un cinquantième pour The New York Review of Books.
Donc, pas de célébration de numéro 100 mais parfois d’autres initiatives, sous des formes diverses. Prenons, par exemple, l’un des plus vieux de ces magazines, l’hebdomadaire The Times Literary Supplement, son auto-congratulation eut des expressions originales au fil des années. Ainsi, pour son soixante-quinzième anniversaire (en 1977), il lança une enquête, « Reputations Revisited », demandant à des écrivains célèbres de citer les confrères qu’ils jugeaient le plus injustement oubliés ou méconnus. Et c’est ainsi que leurs réponses, dont celle de Philip Larkin, permirent de relancer, peu avant sa mort, la notoriété de la merveilleuse Barbara Pym dont bien des romans étaient alors introuvables. Chouette anniversaire, donc, que celui où, lorsqu’on souffle des bougies, on (r)allume la flamme des enthousiasmes de lecture !
Mais, avant et après, le TLS laissa passer sans flonflons des numéros pleins de zéros aussi impressionnants que les n° 1000, 2000, 3000, 4000 et 5000 (en 1999). Il se rattrapa en 2018, au n° 6000, avec une belle proposition à ses lecteurs : un abonnement à vie pour 1 902 £, somme qui correspondait à l’année de publication du premier TLS. Cette offre « exceptionnelle », précisait le magazine, était accompagnée de cadeaux : « une bouteille de champagne […] et un mug T.L.S. en édition limitée ». Sans doute les lecteurs de moins de vingt-cinq ans sentirent-ils leur cœur bondir devant pareille aubaine, mais les autres (la majorité), aux coronaires moins juvéniles, après les premiers feux de l’emballement et la consultation de leur calculette ainsi que de leur bulletin de santé, renoncèrent presque tous à la joie peu rentable de recevoir un TLS jusqu’au seuil de la tombe puisqu’ils pouvaient déjà se le procurer chaque semaine pour 3.95 £ en kiosque et pour beaucoup moins par abonnement « normal ».
Toujours est-il que, dans chacun des 50 numéros annuels du TLS, le lecteur sous ou hors viager peut lire une quarantaine d’articles sur des sujets allant, selon la description du magazine lui-même, de « Shakespeare à Schopenhauer, du théâtre populaire à la théorie politique » écrits par des contributeurs souvent spécialistes et par des grands noms de la littérature (au fil du temps : Italo Calvino, Patricia Highsmith, Seamus Heaney, Orhan Pamuk…). Le tout est accompagné soit des bonnes feuilles d’une œuvre à venir, soit d’un extrait d’une conférence, et toujours d’une ou plusieurs poésies.
Pas de champagne ni de mug en 2013 pour le nouvel abonné de la New York Review of Books, un des plus célèbres bimensuels des États-Unis, lorsqu’elle fêta son cinquantième anniversaire, mais une réédition du numéro un de février 1963. Ce numéro « collector » ne lui fut remis que s’il avait eu la chance d’être invité au grand raout donné pour l’occasion à la Mairie de New York. Lors de la soirée, des écrivains (Joan Didion, Mark Danner. Michael Chabon…) lurent des extraits d’articles qu’ils y avaient publiés, Mary Beard, « classicist » de l’université de Cambridge, présenta un relevé des auteurs ou personnages de l’Antiquité que la revue avait mentionnés pendant le demi-siècle écoulé et déclara sa satisfaction : un au moins était cité par numéro. Robert Silvers, l’éditeur en chef (la coéditrice, Barbara Hardwick, est morte en 2006), relut aux invités l’éditorial du premier numéro : « La New York Review of Books n’a pas la prétention de parler de tous les livres du moment ni même des plus importants. Elle s’abstient de gaspiller son énergie et ses colonnes à parler de livres dont les buts sont triviaux et les intentions vénales, sauf, très exceptionnellement, s’il s’agit de dénoncer une réputation surfaite ou une supercherie ». Et Silvers de conclure sous les applaudissements : « Cinquante ans plus tard, nous poursuivons cette tâche ». Il était aidé dans celle-ci par de grands noms prêts à affûter leurs plumes pour un si noble idéal et à fournir des articles de bonne longueur : Desmond Tutu, John Updike, Margaret Atwood et une centaine d’autres célébrités furent ses collaborateurs occasionnels ou réguliers, et certains, comme par exemple Norman Mailer, y maintinrent vivace la polémique littéraire.
C’est d’ailleurs l’esprit batailleur de la NYRB qui fit l’objet de The 50 Year Argument, le documentaire que Martin Scorsese consacra à la revue en 2014. Bel hommage ! Combien de publications culturelles périodiques, en effet, pourraient se vanter d’avoir été honorées par un grand du septième art ?
En attendant Nadeau, lui, pour son n° 100 ne peut encore faire cadeau d’aucun mug à ses lecteurs, ni les inviter à la projection d’un film tourné à son sujet, mais il les convie en toute amitié à une petite célébration chantée grâce à une « chansonnette comique », « Au n° 100 », extraite du répertoire fin-de-siècle (le XIXe) des cabarets parisiens. Ils pourront, s’ils le souhaitent, imaginer (mutatis mutandis) l’ambiance du journal et l’activité de ses collaborateurs. Les bons déchiffreurs de partitions pourront même l’interpréter devant leur propre mug et leur propre écran et, en entonnant les derniers vers du dernier couplet, se dire qu’assurément : « On lit l’journal tranquillement/Au numéro 100. » En attendant Nadeau les remercie et promet, dans l’éventualité d’un recensement par Mary Beard, de mentionner plus souvent Athénée de Naucratis et Quinte-Curce.