On aurait tort de ne considérer le livre, clair et incisif, de Noël Mamère que comme le témoignage d’un militant historique de la cause écologiste, retraité de la vie politique. L’écologie pour sauver nos vies mobilise de solides fondements philosophiques, en faveur d’une théorie globale de la justice sociale fondée sur l’exigence cosmopolitique.
Noël Mamère, L’écologie pour sauver nos vies. Les Petits matins, 157 p., 14 €
Au long de dix chapitres de lecture toujours aisée, l’ancien député écologiste se réfère aux penseurs qui ont fondé l’écologie politique, qu’il nomme les visionnaires : Jacques Ellul, Ivan Illich, Hans Jonas, Günther Anders et, surtout, Bernard Charbonneau dont la notoriété est inversement proportionnelle à l’importance. C’est pourtant à Charbonneau que l’on doit les « Directives pour un manifeste personnaliste », texte écrit avec Ellul en 1935 et qui pose les bases de la critique du progrès technique et de la croissance. L’écologie d’aujourd’hui est, pour Noël Mamère, l’héritière de ces deux personnalistes gascons, et, au-delà, d’Élisée Reclus, auteur de Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes, et de Franz Schrader.
Trente-sept ans avant le « Rapport Meadows », Les limites à la croissance, Ellul et Charbonneau écrivaient : « Dans l’État capitaliste, l’homme est moins opprimé par des puissances financières (que l’on doit combattre, mais qui ne sont que les agents des fatalités économiques) que par un idéal bourgeois de sécurité, de confort, d’assurance ». Alors que, oublieux de l’essentiel, nous nourrissons désormais une sorte de passion morbide pour l’activité productrice, Charbonneau, à l’instar de Henry David Thoreau, fait du sentiment de la nature une force révolutionnaire.
L’auteur insiste opportunément sur la filiation entre le livre majeur du philosophe américain, Walden ou la vie dans les bois, et les écrits de Charbonneau. C’est sans doute à la lumière de la notion de « désobéissance civile » qu’il faut comprendre cette filiation, laquelle éclaire les raisons fondamentales de l’engagement de Noël Mamère. Combien de fois ce dernier s’est-il détourné des injonctions du pouvoir sans pour autant chercher à le renverser ! La vie de l’auteur, comme celle de ses inspirateurs, montre que la désobéissance civile est l’exact opposé de la servitude volontaire. Elle est puissance d’abstention : au moment même où la protestation contre les discriminations à caractère racial mobilise nombre d’entre nous, la figure de Thoreau, fervent partisan de l’abolition de l’esclavage, critique farouche des penchants criminels de la civilisation américaine, mérite l’éclat que lui donne la réflexion de Noël Mamère.
Et, chemin faisant, l’univers intellectuel de l’auteur permet la rencontre avec ceux qui n’oublient pas que nous n’avons qu’une seule Terre, un seul monde. Aussi croisons-nous les pensées de Philippe Descola, d’Anna Tsing, de Corinne Pelluchon… tous convaincus de la nécessité de préserver ce qui nous est commun, de construire « un nouvel imaginaire moral et politique » qui puisse être au fondement d’une future « société écologique ». Il s’agit, par conséquent, d’inventer un nouveau rapport au monde, de mettre fin à la « fuite en avant », qui, « sous le visage avenant du numérique et de l’intelligence artificielle », nous éloigne de notre humanité.
Pour échapper à ce sort funeste, nous pouvons compter sur les « rebelles », sur les héritiers de Marin Luther King et de Gandhi. Car la politique reste l’un des meilleurs moyens de combattre pour nos libertés, pour le droit de choisir démocratiquement la société dans laquelle nous voulons vivre. Et, souligne précieusement l’auteur, l’écologie politique ne se réduit pas à la seule question du rapport de l’homme à la nature. L’oublier, ce serait prendre le risque de verser dans la défense de l’« ordre naturel », lequel est fort proche de l’ordre moral.
S’il y a des visionnaires, il y a aussi tous ceux, les cyniques, les imposteurs et les intégristes (selon les désignations de l’auteur), qui défendent le « système » ou concourent à le perpétuer. Un système qui fait que, d’ici à 2050, 300 millions d’habitants risquent d’être confrontés à des inondations côtières au moins une fois par an ; un système qui consent à ce que 820 millions de personnes souffrent de sous-alimentation, et qui laisse croître des inégalités indécentes entre nations mais aussi à l’intérieur de celles-ci ; un système au sein duquel perdure l’extrême pauvreté, celle que Sabina Alkire désigne par le terme de « destitution », qui, évoquant la perte totale ou partielle de titres à faire valoir pour fonctionner comme une personne, a l’avantage de suggérer l’aspect moral des privations.
De cette réalité, ceux que Noël Mamère nomme les « négationnistes BCBG », tels Élisabeth Lévy, Michel Onfray, Pascal Bruckner, Luc Ferry… qui tous se déchaînent contre Greta Thunberg, n’ont cure. Il serait bienvenu, dans une stratégie commune de retournement du stigmate, de dénoncer la haine de l’adolescente (haine de qui, précisément ?), laquelle a en effet, comme le souligne Stéphane Foucart cité ici, de nombreux torts : « Celui d’être une femme, d’abord. Ceux, ensuite, de s’inquiéter du monde dans lequel elle grandira, d’énoncer sans fard l’état des connaissances sur un sujet complexe, et de réclamer des adultes les réactions appropriées ». Bref, le tort de tenir pour digne d’intérêt la question de la justice à l’égard des futures générations, question fondée sur une conscience environnementale planétaire.
La crise sanitaire peut-elle être le moment d’une réelle transformation ? L’écologie est bien le seul recours « pour sauver nos vies », une écologie de libération (en écho au titre du livre de Murray Bookchin publié en 1982) portée par les sociétés civiles qui se battent sur le terrain, une écologie qui, dès lors, privilégie l’horizontalité. Néanmoins, Noël Mamère, s’il privilégie le politique, ne néglige pas la dimension de la politique. Sa démarche, fidèle aux grandes lignes du programme défendu lors de l’élection présidentielle de 2002, s’inscrit au cœur d’une gauche opposée aux souverainismes de toutes obédiences, qui ne cède donc pas à la sacralisation des frontières. Car les virus respiratoires, les marées noires pas plus que les nuages nucléaires ne s’en soucient. Le national-républicanisme n’est pas la République, l’universalisme ne saurait être de surplomb. Le cosmopolitisme, dont nous avons dit qu’il éclairait le combat de Noël Mamère, « met en avant la responsabilité du citoyen envers la planète, la force du métissage contre le droit du sang ». Comment mieux dire que ce n’est pas l’écologie qui doit être intégrale mais l’humanisme ?