Astérix, Blueberry, Tanguy et Laverdure, Achille Talon, Valérian, mais aussi Le Grand Duduche et Le Génie des Alpages : ils ont tous été publiés dans Pilote, dont le numéro 100 a paru en septembre 1961. Soit 221 numéros avant l’adoption du célèbre slogan : « Mâtin quel journal ! »
Conçu fin 1958 comme « Paris Match des jeunes » par le publicitaire François Clauteaux avec la connivence de Jean-Michel Charlier, Albert Uderzo, René Goscinny et Raymond July (Radio-Luxembourg), l’hebdomadaire Pilote paraît à Paris du 29 octobre 1959 (300 000 exemplaires, ample format 36,5 x 26,5 cm) au 30 mai 1974 (n° 760).
La bande dessinée escorte un rédactionnel consumériste et patriotique, plutôt copieux : jeux, récits historiques, reportages (armée, automobile, film, industrie, science, sport) ainsi que feuilletons dont le « Petit Nicolas » de Goscinny et Sempé et le « chevalier des temps modernes » Bob Morane par Henri Vernes.
Le 28 avril 1960 (n° 27), célébrant la bataille de Camerone, la une de Pilote exalte un légionnaire blanc, clairon en bouche. Durant la campagne française au Mexique (1861-1867), 2 000 Mexicains déciment un peloton de la Légion étrangère à Camerone de Tejeda (30 avril 1863). En page 14, entre les exploits du pilote de Mirage III Michel Tanguy (Uderzo, Charlier) et le Démon des Caraïbes (Hubinon, Charlier), avant le « Pilotorama » sur Camerone, le feuilletoniste Georges Fronval glorifie cette « armée d’élite, l’un des plus beaux régiments du monde ». La France se glorifie des « chevaliers cosmopolites de l’Aventure [qui] n’ont jamais failli à leur devise : Honneur et Fidélité ».
Il est « rien chouette », Pilote !
Les hebdomadaires Spirou, Tintin et Vaillant (Journal de Pif), proche du Parti communiste français, sont de grands concurrents. S’étiolant, Pilote est racheté en 1960 pour 1 franc symbolique par Georges Dargaud qui édite la version française du Journal de Tintin. Sous le tandem Goscinny/Charlier (1963), en format réduit à 27 x 35 cm, Pilote renouvelle bientôt la bande dessinée. Le Journal d’Astérix et d’Obélix (été 1965) consacre 80 % de ses pages au neuvième art, avec les plumes qui déconstruisent la ligne claire (Journal de Tintin) ⎯ dont Claire Brétécher, Annie Goetzinger, Cabu, Druillet, Fred, Gébé, Gir, Gotlib, Greg, Hubuc, Jean-Claude Mézières, Reiser, Mandryka, Pierre Christin, Enki Bilal, Morris, René Pétillon, Tardi.
Achille Talon, Astérix, Barbe-Rouge, Blueberry, Iznogoud, Philémon, Tanguy et Laverdure, Valérian, Dingodossiers, Histoires fantastiques, Rubrique-à brac, etc. : le succès en album de ces séries fétiche n’endigue pas l’érosion de Pilote. La rivalité avec Hara-Kiri mensuel et L’Écho des savanes, où dessinent les transfuges de l’hebdomadaire, le mine. De plus, perdant Blueberry, Astérix et Lucky Luke en 1973, l’hebdomadaire Pilote est remplacé le 30 mai 1974, pour huit ans, par le mensuel éponyme sans Goscinny.
Daté du 21 septembre 1961 (0,80 NF en France, 80 centimes en Suisse), le numéro 100 affirme l’ancrage de Pilote dans la modernité socio-économique et politique du gaullisme, à lire la saga de l’aviateur Michel Tanguy, héros de la dissuasion aérienne française. « 4 kilomètres sous le Mont-Blanc », envoyé spécial Euloge Boissonnade (Radio-Luxembourg) : la une photographique ⎯ paysage alpin et ouvriers casqués devant une bétonneuse ⎯ annonce l’article sur le chantier du tunnel du mont Blanc (1959-1962) ou « ère nouvelle dans les rapports européens ».
Numéro 100, 12 pages de bandes dessinées sur 32 : « Le Démon des Caraïbes » (Hubinon, Charlier) ; « Michel Tanguy » (Uderzo, Charlier) ; « Cochise », tiré par Lucien Nortier de La Flèche brisée (20th Century Fox TV International) ; « P’Tit Pat », série oubliée de Dagues et Remo Forlani; « Ça va bouillir » (Saint-Julien, Tillieux), décalqué du feuilleton de Radio-Luxembourg ; « Les aventures de Pierre et Paul », fade roman-photo-dessiné (Goscinny, Guyot, Jay) ; « Frazer l’Africain : le safari perdu », série britannique musclée (Frank Bellamy, George Beardmore) ; « Jacques Le Gall : le lac de l’épouvante », thriller en noir et blanc (Mitacq, Charlier) ; « Astérix le Gaulois » [Astérix chez les Goths] en quatrième de couverture (Uderzo, Goscinny).
S’ajoute à cela un journalisme d’actualité et d’histoire. Le courrier des lecteurs (jeu d’échecs, Peaux-Rouges, éloges à Uderzo) devance un reportage-photo sur le filmage du Jour le plus long de Darryl F. Zanuk, Ken Annakin, Andrew Marton, Bernhard Wicki et Gerd Oswald (p. 2-3). Les quatre colonnes sur la galerie du mont Blanc (p. 6-7) s’encadrent de blocs publicitaires — « Art Master », méthode Assimil, crayons « Éléphant », figurines en latex « Fanfou et son ami Toto », « Jeu Concours » Reynolds, trois strips d’une série anonyme : « Au temps des Mousquetaires ».
La publicité pour « Flash » le « Waterman des Jeunes », précède la double page photos-textes (10-11) sur trois prototypes militaires (S.N.R – hydroglisseur de 27 tonnes ; avions de combat Bristol T. 138 et Farnborough 61) que suit un article consacré au tournage de Poly ou le Mystère du Château. S’y ajoutent quatre pages (texte de Frank Murray ; photo, dessin, cartes, 14-17) sur la guerre de Sécession (1863-1865) dont le Pilotorama « Bataille de Gettysburg » de l’illustrateur Pierre Rousseau, peintre officiel de l’armée française.
Papeterie et maquette Heller (« Le Sphinx, vapeur à aubes ») : ces annonces encadrent « La soupe aux poissons », épisode loufoque du Petit Nicolas par Sempé et Goscinny (18) : « Après j’ai demandé au cuisinier comment ça se faisait que les poissons dans la soupe étaient si gros et si nombreux. Alors le cuisinier s’est mis à rigoler, et il m’a expliqué que les poissons ça gonfle à la cuisson. Et comme il est chouette, il m’a donné une tartine à la confiture. »
En écho aux vacances du garnement, la rubrique photographique « Pilote partout » (19) illustre la militance du magazine sur les plages de la côte d’Azur avec les radios Luxembourg et Monte-Carlo, le musée océanographique de Monaco, l’« équipe Cousteau ».
Douceur des années 1960, mais aussi poids de l’histoire en écho à 1939-1945. Le neuvième épisode des Canons de Navarone (1957) d’Alistair MacLean narre la bravoure d’un commando anglais à Kéros, île fictive sous le joug nazi en mer Égée (20). Des photos du film anglo-américain éponyme de J. Lee Thompson (1961) ornent le feuilleton bouclé au n° 122 de Pilote.
Des journalistes avec Pierre Bellemare (Radio-Luxembourg) coiffent la double page (26-27) où se lisent les « Enquêtes de l’inspecteur Robillard » par Moal Lic (Marc Moallic), les « Carnets secrets de l’Agent P.P. 751 » (alphabet morse) et le jubilé en 15 vignettes sur « Georges Mèliès. Premier illusionniste du cinéma », né en 1861 (dessin de Pascal, texte de Guiroye).
Le « Carnet de bord » (31) annonce le Grand cirque de France (radios Luxembourg et Monte-Carlo) et l’ours du journal installé aux éditions Dargaud, 31 rue du Louvre, Paris 2e (direction J. Ebrard ; rédaction D. Lefèvre-Toussaint ; conseil de rédaction R. Joly, R. Goscinny, J.-M. Charlier). La « Grande opération Pilote » choie les lecteurs : accès libre dans les parcs zoologiques, stations de radio et gares, baptêmes aériens, prix Esso dont un « magnifique électrophone ». L’éditorial du « chef pilote », Jean Dongues (Jean-Émile Domergue), exalte la rentrée scolaire ou « temps de l’impatience » à « connaître les nouveaux maîtres ou professeurs, les nouveaux livres, les nouveaux camarades », les nouveaux projets du journal.
Pilote numéro 100… racheté sur le marché aux puces genevois, nostalgie d’une fin d’enfance sombre. Rien à y lire de singulier. L’aventure va continuer en 660 numéros pour ceux que lie la passion démocratique de la bande dessinée. Préfacier des Dingodossiers (1967), Goscinny loue son auteur Gotlib qui l’a moqué avec la mise en abyme de Pilote. Si le slogan « populaire de Pilote est ‘Mâtin ! Quel journal ! », l’« excellente publication » se vend dans « tous les kiosques et chez tous les bons libraires, à un prix dont la modicité vous fera sourire ».
Il est rien chouette notre Pilote ⎯ miroir enjoué des trente glorieuses !